On évalue à cent mille ducats les droits de transit annuellement perçus sur le trafic des épices par un seul de ces forbans : le sultan d’Égypte. Maintenant, supposons Alexandrie et les bouches du Nil atteintes sans encombre ; là encore, un ultime profiteur, et non des moindres, guette sa proie : la flotte vénitienne. Depuis le perfide anéantissement de sa rivale Byzance, la petite république a le monopole du commerce des épices orientales. Au lieu de transporter la denrée plus loin, on l’amène directement au Rialto, où les facteurs allemands, flamands et anglais l’achètent aux enchères. Puis des chariots aux roues robustes emportent à travers les neiges et les glaces des cols alpins ces mêmes fleurs qui deux ans plus tôt s’épanouissaient au soleil des tropiques. Finalement, la marchandise parvient au détaillant et à la clientèle.
Les aromates, comme le dit mélancoliquement Martin Behaim dans sa fameuse Pomme de terre de 1492, passent par une douzaine de mains avant de toucher le consommateur. Cependant s’ils sont douze à se partager les profits de ce commerce l’affaire n’en reste pas moins extrêmement intéressante pour chacun d’eux. Malgré tous ses risques et ses dangers, le trafic des épices au Moyen Age reste de beaucoup le plus fructueux de tous les trafics, vu le faible volume de la marchandise. Qu’importe si sur cinq navires quatre coulent avec leur cargaison – l’expédition de Magellan nous fournit un exemple de ce genre –, si sur deux cent soixante-cinq hommes deux cents ne reviennent pas : le marchand, lui, y trouve son compte ! Qu’un seul de ces vaisseaux, le plus petit des cinq, revienne au bout de trois ans chargé d’épices, les gains compenseront largement les pertes, car, au XVe siècle, le moindre sac de poivre vaut infiniment plus qu’une vie humaine. Et comme alors – comme de tout temps, du reste – l’homme n’était pas avare de son existence et qu’un furieux besoin d’aromates se faisait sentir, rien d’étonnant que ce calcul s’avérât toujours juste ; les palais de Venise, ceux des Fugger et des Welser ont été presque uniquement édifiés avec les bénéfices du commerce des aromates.
Mais les gros profits suscitent inévitablement l’envie. Toute prérogative est considérée par le voisin comme une injustice. Depuis longtemps les Génois, les Français, les Espagnols voient d’un œil jaloux l’habile Venise drainer cette marée d’or dans le Canale Grande et regardent avec plus de colère encore du côté de l’Egypte et de la Syrie, où l’Islam dresse une barrière infranchissable entre les Indes et l’Europe. Aucun navire chrétien n’a le droit de croiser dans la mer Rouge, aucun marchand chrétien ne peut même la traverser ; tout le négoce entre les Indes et les « roumis » passe nécessairement par les mains des « mouros », des commerçants turcs et arabes. Ce qui a non seulement pour effet de renchérir inutilement la marchandise vis-à-vis de l’acheteur européen, de sevrer le commerce occidental d’une partie de ses bénéfices, mais encore de faire émigrer vers l’Orient tout le stock de métal précieux, puisque les produits européens n’atteignent pas, à beaucoup près, la valeur d’échange des coûteuses denrées indiennes. Cette situation incite de plus en plus vivement l’Occident à se soustraire à l’onéreux et humiliant contrôle, et un beau jour les énergies se groupent. Une croisade est décidée. Les croisades ne sont pas simplement (comme des esprits romantiques les ont souvent dépeintes) une tentative mystico-religieuse en vue d’arracher les lieux saints aux infidèles ; cette première coalition européo-chrétienne représente aussi le premier effort logique et conscient ayant pour but de briser la barrière qui ferme l’accès de la mer Rouge et d’ouvrir les marchés orientaux à l’Europe, à la chrétienté. L’entreprise ayant échoué, l’Égypte n’ayant pu être enlevée aux musulmans et l’Islam continuant d’occuper la route des Indes, il fallait nécessairement que s’éveillât le désir de trouver un nouveau chemin, libre, indépendant. L’intrépidité qui poussa Colomb vers l’ouest, Bartholomeu Diaz et Vasco de Gama vers le sud, Cabot vers le nord, vers le Labrador, est née avant tout de l’ardente volonté de découvrir des voies maritimes franches de toute servitude et d’abattre en même temps l’insolente hégémonie de l’Islam. Dans les grandes inventions et découvertes l’élan spirituel, moral, fait toujours fonction de force accélératrice ; mais, la plupart du temps, l’impulsion réalisatrice décisive n’est due qu’à des facteurs matériels. Sans doute la hardiesse des idées de Colomb et de Magellan aurait suffi à enthousiasmer les rois et leurs conseillers ; mais jamais personne n’eût financé leurs projets, jamais les princes ni les spéculateurs ne leur eussent équipé une flotte si on n’avait eu en même temps la perspective de récupérer au centuple les dépenses. Derrière les héros de cette époque se cachent les forces agissantes, les commerçants, l’impulsion première elle-même a eu des causes essentiellement pratiques. Au commencement étaient les épices.

Il est toujours merveilleux dans le cours de l’histoire de voir le génie d’un individu communier avec le génie de l’heure, un homme comprendre clairement le désir de son époque. Parmi les pays d’Europe, il en est un qui n’a pu jusqu’ici accomplir sa part de la mission européenne : le Portugal, qui vient de se libérer de la domination maure dans de longues et interminables luttes. Mais depuis qu’il a remporté la victoire et conquis définitivement son indépendance, le dynamisme magnifique de ce peuple jeune et passionné demeure inutilisé, ce besoin naturel d’expansion, inhérent à toutes les nations ascendantes, ne trouve d’abord aucune soupape d’échappement. Le Portugal s’appuie sur toutes ses frontières à l’Espagne, son alliée, sa soeur ; pays petit et plutôt pauvre, il ne pourrait se développer que du côté de la mer, par le commerce et la colonisation. Malheureusement sa situation géographique est la plus défavorable de toutes les nations maritimes de l’Europe, ou du moins semble telle. Car l’océan Atlantique, qui le borde à l’ouest, passe, d’après la géographie ptoléméenne (la seule qui fît autorité pendant tout le Moyen Age), pour une nappe d’eau illimitée et infranchissable ; non moins impraticable est la route du Sud, le long de la côte africaine, puisqu’il est impossible, toujours selon Ptolémée, de contourner en bateau ce pays inhospitalier et inhabitable qui touche au pôle antarctique et est relié sans la moindre fissure à la terra australis. D’après l’ancienne géographie, le Portugal, parce qu’en dehors de la seule mer navigable, la Méditerranée, occupe parmi les nations maritimes de l’Europe la position la plus défavorable qui soit.
Rendre possible cette soi-disant impossibilité et essayer si, selon la parole de l’Écriture, les derniers ne pourraient pas devenir les premiers, sera l’idée à laquelle un prince portugais vouera son existence. Si Ptolémée, ce geographus maximus, ce « pape de la géographie » s’était grossièrement trompé ? Si cet océan, dont les vagues puissantes amènent parfois de l’ouest sur les côtes du Portugal d’étranges morceaux de bois (qui viennent pourtant de quelque part !) n’était pas infini, mais conduisait vers des pays nouveaux et inconnus ? Si l’Afrique était habitable au-delà des tropiques et si l’on pouvait atteindre par mer l’océan Indien ? Alors le Portugal, parce que situé si loin à l’ouest, serait le véritable tremplin de toutes les découvertes, le mieux placé sur la route des Indes ; il serait non plus déshérité par l’océan mais prédestiné plus qu’aucune nation d’Europe aux voyages sur mer. Transformer le Portugal, ce petit pays impuissant, en une puissance maritime, et l’océan Atlantique, considéré jusque-là comme un obstacle, en un moyen de communication a été en substance le rêve de toute la vie de l’Infant Henrique, celui que l’Histoire a surnommé à tort et à raison le Navigateur.
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