A tort, parce qu’en dehors d’une brève expédition militaire contre Ceuta il n’est jamais monté sur un navire et qu’il n’existe pas de livre, de traité de navigation signé de sa main. A raison, car il a consacré toute sa fortune à la marine et aux marins. Ayant fait ses preuves tout jeune pendant la guerre contre les Maures au siège de Ceuta (1412) et en même temps un des hommes les plus riches de son pays, ce fils et neveu de rois portugais et anglais pouvait prétendre briller dans les plus hautes sphères ; toutes les cours l’invitent, l’Angleterre lui offre un haut commandement. Mais cet étrange rêveur choisit comme forme d’existence la féconde solitude. Il se retire sur le cap Sacrez, l’ancien « promontoire sacré » des Anciens. C’est de là qu’il prépare, durant près de cinquante ans, le voyage aux Indes et la grande offensive contre la mare incognitum.
Qui a donné à ce hardi penseur l’audace de prétendre, à l’encontre des plus hautes autorités de son temps en matière de cosmographie, que l’Afrique n’était pas un continent soudé au pôle, mais parfaitement contournable et ouvert vers les Indes ? Mystère. Toutefois le bruit courait encore (Hérodote et Strabon le mentionnent) qu’à l’époque lointaine des Pharaons une flotte phénicienne avait descendu la mer Rouge et était revenue inopinément deux ans plus tard par les Colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar). Peut-être aussi l’Infant avait-il appris d’un marchand d’esclaves maure qu’il existait au delà de la « Libya deserta », du Sahara sablonneux, un « pays de richesse », un « bilat ghana ». Effectivement l’actuelle Guinée se trouve déjà indiquée sous ce nom avec beaucoup d’exactitude sur une carte dressée en 1150 par un cosmographe arabe pour le roi normand Roger II. Il se pourrait donc qu’Henrique fût mieux renseigné sur la géographie de l’Afrique par un bon service de renseignements que les géographes patentés qui ne juraient que par les codices de Ptolémée et récusaient les œuvres de Marco Polo et d’Ibn Battuta comme des impostures.
Ce qui fait surtout la grandeur morale d’Henrique, c’est d’avoir reconnu, en même temps que l’importance du but, l’énormité de la tâche, d’avoir su noblement se résigner à ne jamais voir son rêve s’accomplir, parce qu’il fallait déjà plus que le cours d’une vie humaine pour en préparer la réalisation. Car comment entreprendre un voyage du Portugal aux Indes sans connaître la mer et sans vaisseaux ? On ne conçoit pas, à l’époque où Henrique se met au travail, combien les notions géographiques et nautiques de l’Europe sont rudimentaires. Pendant les sombres siècles d’ignorance et d’abrutissement qui suivirent la chute de l’empire romain, le Moyen Age a oublié tout ce que les Phéniciens, les Grecs, les Romains savaient en cosmologie. L’expédition d’Alexandre jusqu’aux confins de l’Afghanistan et même de l’Inde est tenue pour légendaire ; les excellentes cartes, les globes des Romains sont perdus, leurs chaussées jalonnées de bornes milliaires, qui pénétraient jusqu’au coeur de l’Angleterre et de la Bithynie, sont oubliées ; on a désappris à voyager, la joie de découvrir est morte, la science de la navigation est retombée en enfance : sans cartes et sans boussole, sans but vaste ni hardi, de frêles esquifs pratiquent un timide et mesquin cabotage de port en port, avec la crainte continuelle des tempêtes ou des pirates, plus redoutables encore. Au milieu d’une pareille décadence de la cosmographie et avec d’aussi pitoyables embarcations il est impossible de dompter les océans et de conquérir les empires d’outre-mer. Il faudra tout d’abord reconstituer par un long, très long sacrifice ce que des siècles d’indifférence ont laissé se perdre. Et Henrique, dont la gloire est de l’avoir compris, est résolu à vouer sa vie à cette entreprise.

Seuls quelques murs en ruine subsistent encore de l’ancien château que le prince Henrique avait fait construire sur le cap Sacrez et qu’un ingrat héritier de sa science, Francis Drake, pilla et détruisit. A travers les ombres et les voiles de la légende, il est difficile de discerner de quelle façon l’Infant a élaboré ses vastes plans de conquêtes. D’après les récits, un peu romancés, peut-être, de ses chroniqueurs intimes, il fit tout d’abord venir une foule de livres et de cartes de tous les coins du monde et appela auprès de lui des savants arabes et juifs. Tout capitaine, tout marin qui rentrait de voyage fut interrogé ; leurs rapports, leurs communications furent consignés dans des archives privées ; en même temps une série d’expéditions étaient organisées. Sans arrêt on s’attacha au perfectionnement de l’art de la construction navale ; aux antiques « barcas », aux barques de pêche non pontées, véritables « naos » comptant dix-huit hommes d’équipage, succèdent en quelques années de robustes cotres de quatre-vingts et cent tonnes, capables de tenir la mer par gros temps. Ce nouveau et excellent modèle de bateau nécessite à son tour un nouveau type de marins : au pilote s’adjoint un « maître de l’astrologie », un spécialiste de la navigation, qui sait lire les portulans, calculer la déclinaison astrale et tracer les méridiens. Théorie et pratique s’unissent dans une collaboration féconde. Ainsi émerge peu à peu, systématiquement, une race de navigateurs et de découvreurs dont l’avenir s’annonce glorieux. De même que Philippe de Macédoine laisse à son fils Alexandre son irrésistible phalange pour conquérir le monde, de même Henrique lègue au Portugal la flotte la plus moderne, la meilleure de son époque, les plus habiles nautoniers pour vaincre l’océan.
Mais il appartient au destin tragique des précurseurs de mourir au seuil de la terre promise sans la voir. Henrique n’a pas assisté à une seule de ces grandes découvertes qui ont conféré l’immortalité à son pays. L’année de sa mort (1460) on n’a encore obtenu aucun résultat tangible dans le domaine géographique. La fameuse découverte des Açores et de Madère ne fut en réalité qu’une redécouverte (le Portolano Laurentino les signale déjà en 1315). Les « naos » se sont timidement risqués sur la côte occidentale de l’Afrique, mais en un demi-siècle ne sont pas encore descendus jusqu’à l’Équateur ; un trafic peu glorieux a commencé, la traite des Noirs : autrement dit, on enlève en masse les nègres sur la côte du Sénégal pour les vendre sur le marché d’esclaves de Lisbonne ; on trouve aussi un peu de poussière d’or : ces maigres et insignifiants débuts sont tout ce qu’Henrique a vu de l’oeuvre qu’il a conçue. En réalité le résultat décisif est cependant déjà acquis. Le grand progrès pour la marine portugaise ne réside pas en effet dans la distance parcourue, mais dans l’influence morale, dans l’accroissement du goût des entreprises et dans la destruction d’une fable dangereuse.
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