A travers les siècles, les gens de mer racontaient tout bas que passé le cap « Non » la navigation était impossible. Au-delà commençait immédiatement « la mer verte des ténèbres » ; malheur au navire qui s’aventurait dans ces parages mortels ! Sous ces latitudes, l’ardeur du soleil faisait bouillir la mer ; les bordages et les voiles prenaient feu aussitôt et le chrétien qui osait pénétrer dans « le pays de Satan », lequel était désolé comme un paysage lunaire, était métamorphosé sur-le-champ en nègre. Les marins éprouvaient une terreur si insurmontable pour tout voyage le long de la côte africaine que le pape, pour procurer à Henrique des hommes en vue de ses premières expéditions, dut promettre aux volontaires pleine et entière rémission de leurs péchés. Aussi quel triomphe lorsque Gil Bannes double en 1434 ce cap « Non », soi-disant infranchissable, et peut écrire à propos de la Guinée que le grand savant Ptolémée n’était qu’un vieux radoteur, « car, dit-il, la navigation y est aussi facile que chez nous et le pays est en outre d’une beauté et d’une richesse extrêmes ». Ainsi le point mort est dépassé. Le Portugal n’a plus besoin de faire d’efforts pour constituer ses équipages ; amoureux d’aventures et aventuriers accourent de tous les pays pour se mettre à son service. Chaque nouveau voyage couronné de succès enhardit les navigateurs ; une nouvelle race d’hommes jeunes et intrépides éclôt soudain, auxquels l’aventure est plus chère que la vie. Navigare necesse est, vivere non est necesse, le vieil adage des marins a retrouvé son empire sur les esprits. Et toutes les fois qu’une génération ferme et résolue se met au travail l’univers se transforme.

C’est pourquoi la mort d’Henrique ne représente qu’une pause avant le grand élan. A peine l’énergique roi João II est-il monté sur le trône qu’il se produit un essor qui dépasse toute attente. Ce qui n’avançait jusque-là qu’avec la lenteur de l’escargot marche maintenant à pas de géant. Hier encore, on s’émerveillait d’avoir, en douze ans, franchi les quelques centaines de milles qui séparent Lisbonne du cap Bojador et, en douze autres années de lente progression d’avoir réussi à atteindre le cap Vert : aujourd’hui un bond en avant de cent, de cinq cents milles n’a plus rien d’extraordinaire. Nous seuls, qui avons assisté à la conquête de l’air, qui, au début du siècle, nous extasions à la pensée qu’un aéroplane parti du Champ de Mars avait pu tenir l’air trois, cinq, dix kilomètres et qui avons vu plus tard survoler continents et océans, nous seuls, peut-être, sommes capables de comprendre l’intérêt passionné, l’enthousiasme vibrant avec lequel l’Europe accueille les brusques succès du Portugal. En 1471, l’Equateur est atteint ; en 1484, Diego Cam débarque à l’embouchure du Congo ; en 1486, le rêve prophétique d’Henrique s’accomplit : un navigateur portugais, Bartholomeu Diaz, touche à la pointe sud de l’Afrique le cap de Bonne-Espérance, baptisé d’abord par lui, sans doute à cause des tempêtes qu’il y essuie, « Cabo tormentoso ». Mais bien que l’ouragan ait déchiré sa voilure et brisé ses mâts, le hardi conquistador continue sa route. Il est déjà en vue de la côte occidentale, d’où les pilotes musulmans pourraient facilement le conduire aux Indes, lorsque son équipage se révolte : c’est assez pour cette fois. Le coeur ulcéré, Bartholomeu Diaz doit faire demi-tour, renonçant par la faute d’autrui à la gloire d’être le premier Européen à avoir frayé la route des Indes, et c’est un autre Portugais, Vasco de Gama, qu’à cette occasion Camoëns glorifie dans des vers immortels. Comme toujours, le pionnier, l’initiateur infortuné est oublié au profit du réalisateur plus heureux. Toutefois l’acte décisif est effectué. Pour la première fois, la configuration géographique de l’Afrique se trouve précisée, Ptolémée reçoit un démenti formel : il existe bien une route maritime des Indes. Les disciples et les héritiers d’Henrique ont réalisé le rêve de sa vie vingt-six ans après la mort de leur maître.

Le monde tourne maintenant des regards étonnés et envieux vers cet insignifiant petit peuple de marins, relégué à l’extrême pointe de l’Europe. Pendant que les grandes puissances, la France, l’Allemagne, l’Italie s’entre-déchirent dans des guerres stupides, leur frère cadet, le Portugal, décuple, centuple son champ d’action. Rien ne peut plus entraver son formidable essor. Il est devenu du jour au lendemain la première nation maritime du monde, il a acquis par son activité non seulement de nouvelles provinces mais même de véritables continents. Dix ans encore, et le plus petit État d’Europe pourra prétendre posséder et régir un territoire plus vaste que l’empire romain au temps de sa plus grande extension.

Il est évident qu’en essayant de réaliser des prétentions aussi exagérément impérialistes le Portugal ne tardera pas à épuiser ses forces. Un enfant prévoirait qu’un pays aussi minuscule, qui ne compte guère au total plus d’un million et demi d’habitants, ne saurait à lui seul occuper, coloniser, gouverner, ni même seulement monopoliser commercialement l’Afrique, l’Inde et le Brésil tout entiers, ni surtout se défendre éternellement contre la jalousie des autres nations. Une seule goutte d’huile ne peut suffire à rendre étale une mer démontée, un pays grand comme la main soumettre des pays cent fois plus étendus. Raisonnablement, l’expansion illimitée du Portugal représente une absurdité, une donquichotterie de la plus dangereuse espèce. Mais ce qui est héroïque est toujours déraisonnable, irrationnel. Chaque fois qu’un homme ou un peuple s’impose une mission qui dépasse sa mesure, ses forces se haussent à un niveau insoupçonné.