Jamais peut-être une nation ne s’est aussi magnifiquement synthétisée dans une période glorieuse que le Portugal à la fin du XVe siècle : il possède tout à coup non seulement un Alexandre, des Argonautes en Albuquerque, Vasco de Gama et Magellan, mais un Homère en Camoëns, un Tite-Live en Barros. Des savants, des architectes, de grands commerçants lui naissent spontanément. Comme la Grèce au temps de Périclès, l’Angleterre sous Elisabeth, la France sous Napoléon, ce peuple réalise son idée profonde sous une forme universelle et la met en évidence aux yeux du monde. Pendant une heure de l’histoire du monde, le Portugal est la première nation de l’Europe, le guide de l’humanité !

Mais les hauts faits d’un peuple profitent toujours aux autres peuples. Tous sentent que cette poussée dans l’inconnu a bouleversé tous les concepts et mesures admis jusqu’ici, toutes les notions de distance, et dans les cours, dans les universités, on attend avec une impatience fébrile les dernières nouvelles de Lisbonne. Grâce à une merveilleuse clairvoyance, l’Europe comprend tout à coup que les grands voyages et les découvertes vont transformer davantage l’univers que toutes les guerres et la grosse artillerie, qu’une époque séculaire, millénaire, le Moyen Age, est révolue et qu’une autre commence, celle des temps modernes, qui pensera et créera dans des dimensions plus vastes. C’est pourquoi l’humaniste florentin Polician, pressentant ce moment historique, prend solennellement la parole pour glorifier le Portugal, et la gratitude de toute l’Europe civilisée s’exprime par sa bouche en ces termes enthousiastes : « Il n’a pas seulement laissé derrière lui les colonnes d’Hercule et dompté un océan déchaîné, mais resserré les liens jusqu’alors relâchés de l’unité du monde habitable. A quelles nouvelles possibilités et à quels avantages économiques, à quelle élévation du savoir, à quelle confirmation de la science antique, dont on récusait jusqu’à présent l’exactitude, n’est-on pas maintenant en droit de s’attendre ? De nouveaux pays, de nouvelles mers, de nouveaux mondes (alli mundi) ont émergé des ténèbres séculaires. Le Portugal est aujourd’hui le gardien, la sentinelle d’un second univers ! »

Un événement déconcertant vient, hélas ! interrompre cette incomparable marche triomphale. Le « second univers » semble déjà atteint par la voie orientale, le sceptre et les trésors de l’Inde paraissent déjà assurés au roi João : depuis que le cap de Bonne-Espérance a été doublé, personne ne peut plus devancer le Portugal, ni même le suivre dans la voie qu’il a prise. Car Henrique le Navigateur avait eu la prudence de faire garantir aux Portugais par bref spécial du pape la propriété exclusive de tous les continents, mers et îles qu’ils découvriraient au-dessous du cap Bojador, et trois autres papes avaient confirmé cette étrange « donation », aux termes de laquelle la maison des Viseu recevait en apanage tout l’Orient encore inconnu et des millions d’habitants. Avec d’aussi indiscutables garanties entre les mains, on ne se sent généralement pas enclin aux affaires hasardeuses ; rien d’étonnant donc que le beatus possidens, que João II eût montré peu d’intérêt pour les projets confus de ce Génois inconnu qui réclamait avec emphase toute une flotte « para buscar el levante por el ponente », pour gagner les Indes par l’ouest. Certes on avait aimablement accordé audience à messer Christoforo Colombo au palais de Lisbonne ; on ne lui avait pas opposé un refus brutal, mais on s’en était tenu là. On se rappelait trop bien que toutes les expéditions visant les fabuleuses Antilles et le Brésil, lesquels devaient se trouver quelque part à l’ouest, entre l’Europe et les Indes, avaient, les unes après les autres, lamentablement échoué. Et d’ailleurs pourquoi risquer d’excellents ducats portugais dans la recherche d’une route des Indes problématique, alors qu’on venait de trouver la bonne après des années d’efforts et que les chantiers navals du Tage travaillaient jour et nuit à la construction de la grande flotte qui irait directement aux Indes par le Cap ?

La brusque nouvelle que l’aventurier génois a réellement franchi « l’Océano tenebroso » pour le compte de l’Espagne et rencontré la terre à l’ouest après trois courtes semaines de navigation éclate au palais du roi João comme un coup de tonnerre. Un miracle s’est accompli. Elle s’est soudain réalisée la prophétie mystique de la « Médée » de Sénèque qui, depuis bien des années, hantait l’esprit des grands navigateurs :

 

... Venient annis soecula seris, quibus oceanus vincula rerum laxet et ingens pateat tellus, Typhisque novos detegat orbes, nec sit terris ultima Thula.

 

En vérité, il semble venu « le jour où, après des siècles d’attente, l’océan livre son secret, où l’argonaute découvre de nouveaux mondes et où Thulé n’est plus la terre la plus lointaine de notre globe ». Il est vrai que Colomb, le nouvel argonaute, est à cent lieues de soupçonner qu’il a découvert un monde nouveau. Cet homme fantasque et obstiné continuera jusqu’à sa dernière heure à prétendre, sans jamais vouloir en démordre, qu’il a atteint le continent asiatique et qu’en poursuivant à l’ouest de l’Espagne il débarquerait peu de jours après à l’embouchure du Gange. C’est cela surtout qui effraie le Portugal. A quoi lui sert en effet l’encyclique papale qui lui confère la propriété de tous les pays qu’il rencontrera en allant vers l’est, si avant l’élan final l’Espagne le devance par la route de l’ouest et lui souffle les Indes ? Cinquante années de travail de la vie d’Henrique, quarante années d’efforts après sa mort seraient annihilées du coup et les Indes perdues par le trait de folle audace de ce maudit Génois. Si le Portugal veut maintenir la priorité de ses droits sur les Indes, il n’a plus d’autre ressource que de prendre les armes pour s’opposer à la soudaine intrusion de sa rivale.

Heureusement le pape conjure le danger menaçant. Le Portugal et l’Espagne sont chers à son coeur, parce que ce sont les seules nations dont les souverains ne se soient jamais dressés contre sa volonté. Ils ont combattu les Maures, chassé les Infidèles, extirpé par le fer et par le feu l’hérésie de leurs royaumes ; jamais l’Inquisition n’a trouvé d’auxiliaires aussi complaisants contre les Musulmans et les Juifs. Non, décide le Saint Père, ses enfants chéris ne doivent pas se brouiller. Et il répartit tout bonnement entre eux les parties du monde encore inconnues. Il ne les leur remet pas, pour parler le langage hypocrite de notre diplomatie moderne, à titre de « sphères d’intérêts », mais il les leur donne en toute propriété, en vertu de son autorité de vicaire de Jésus-Christ. Il prend le globe terrestre et le coupe en deux comme s’il s’agissait d’une pomme, non avec un couteau certes, mais à l’aide de la bulle du 4 mai 1493. La ligne de démarcation passe à cent « leguas » (une ancienne mesure milliaire) des îles du cap Vert ; tous les pays non encore reconnus à l’ouest de cette ligne appartiendront à sa fille bien-aimée l’Espagne, tous ceux situés à l’est à son cher fils le Portugal.