Nous avions à peine gagné deux cents pieds en hauteur, lorsque notre guide de tête s’arrêta devant une profonde ornière qui creusait le sol en cet endroit. Çà et là s’éparpillaient des racines récemment rompues, des branches écrasées, des blocs réduits en poussière, comme si quelque avalanche avait roulé sur ce flanc de la montagne.
« C’est par là qu’aura dévalé l’énorme roche qui s’est détachée du Great-Eyry, observa James Bruck.
– Nul doute, répondit M. Smith, et le mieux sera, je pense, de suivre le passage qu’elle s’est frayé dans sa chute. »
C’est le chemin qui fut pris et qu’on eut raison de prendre. Le pied put s’appuyer sur les éraillures creusées par le bloc. L’ascension s’effectua alors dans des conditions plus faciles, presque en droite ligne, si bien que, vers onze heures et demie, nous étions à la bordure supérieure du blad.
Devant nous, à une centaine de pas seulement, mais à la hauteur d’une centaine de pieds, se dressaient des murailles qui formaient le périmètre du Great-Eyry.
De ce côté, le cadre se découpait très capricieusement ; des pointes, des aiguilles, entre autres un rocher dont l’étrange silhouette figurait un aigle énorme, prêt à s’envoler vers les hautes zones du ciel. Il semblait bien que, dans sa partie orientale du moins, cette enceinte serait infranchissable.
« Reposons-nous quelques instants, proposa M. Smith, puis nous verrons s’il est possible de contourner le Great-Eyry.
– En tout cas, fit observer Harry Horn, c’est de ce côté qu’a dû se détacher le bloc, et on n’aperçoit aucune brèche dans cette partie de l’enceinte… »
C’était la vérité, et nul doute que la chute ne se fût faite de ce côté.
Après un repos de dix minutes, les deux guides se relevèrent, et, par un raidillon assez glissant, nous atteignîmes le bord du plateau. Il n’y avait plus maintenant qu’à longer la base des roches, qui, à la hauteur d’une cinquantaine de pieds, surplombaient en s’évasant comme les bords d’une corbeille. Il en résultait que, même en disposant d’échelles suffisantes, il eût été impossible de s’élever jusqu’à l’arête supérieure de l’enceinte.
Décidément, le Great-Eyry prenait à mes yeux un aspect absolument fantastique. Il aurait été peuplé de dragons, de tarasques, de chimères et autres espèces de la tératologie mythologique, préposés à sa garde, que je n’en eusse pas été surpris !
Cependant nous continuions à faire le tour de cette circonvallation, où il semblait que la nature eût fait œuvre humaine, étant donné sa régularité. Et nulle part une interruption dans cette courtine, nulle part un entre-deux de roches par lequel on aurait essayé de se glisser. Partout cette crête, haute d’une centaine de pieds, qu’il était impossible de franchir.
Après avoir suivi le bord du plateau pendant une heure et demie, nous étions revenus à notre point de départ, là où s’était faite la dernière halte à la limite du blad.
Je ne pus cacher mon dépit de cette déconvenue, et il me sembla bien que M. Smith n’était pas moins dépité que moi.
« Mille diables, s’écria-t-il, nous ne saurons donc pas ce qu’il y a à l’intérieur de ce maudit Great-Eyry, et si c’est un cratère…
– Volcan ou non, observai-je, il ne s’y produit aucun bruit suspect, il ne s’en échappe ni fumée ni flammes, rien de ce qui annoncerait une éruption prochaine ! »
Et, en effet, silence profond à l’extérieur comme à l’intérieur. Pas une vapeur fuligineuse ne s’épanchait au-dehors. Aucune réverbération sur les nuages que la brise de l’est chassait au-dessus. Le sol était aussi tranquille que l’air. Ni rumeurs souterraines, ni secousses ne se faisaient sentir sous nos pieds. C’était le calme parfait des hautes altitudes.
Ce qu’il ne faut pas oublier de dire, c’est que la circonférence du Great-Eyry pouvait se chiffrer par douze ou quinze cents pieds, d’après le temps que nous avions employé à en faire le tour, et en tenant compte des difficultés du cheminement au bord de l’étroit plateau. Quant à la surface interne, comment l’évaluer, puisque nous ne savions pas quelle était l’épaisseur des roches qui l’entouraient ?
Il va sans dire que les environs étaient déserts, j’entends par là que nulle créature vivante ne se montrait, à l’exception de deux ou trois couples de grands oiseaux de proie qui planaient au-dessus de l’aire.
Nos montres marquaient trois heures alors, et M. Smith de dire d’un ton vexé :
« Quand nous resterions ici jusqu’au soir, nous n’en apprendrions pas davantage !… Il faut partir, monsieur Strock, si nous voulons être de retour à Pleasant-Garden avant la nuit. »
Et, comme je le laissais sans réponse, et ne quittais pas la place où j’étais assis, il ajouta, en venant près de moi :
« Eh bien, monsieur Strock, vous ne dites rien !… Est-ce que vous ne m’avez pas entendu ?… »
Au vrai, cela me coûtait d’abandonner la partie, de redescendre sans avoir accompli ma mission !… Et je sentais, avec l’impérieux besoin de persister, redoubler ma curiosité déçue.
Mais que faire ?… Était-il en mon pouvoir d’éventrer cette épaisse enceinte, d’escalader ces hautes roches ?…
Il fallut se résigner, et, après avoir jeté un dernier regard vers le Great-Eyry, je suivis mes compagnons, qui commençaient à dévaler les pentes du blad.
Le retour s’effectua sans grandes difficultés comme sans grandes fatigues. Avant cinq heures, nous dépassions les dernières rampes de la montagne, et le fermier de Wildon nous recevait dans la salle où attendaient rafraîchissements et aliments substantiels.
« Ainsi, vous n’avez pas pu pénétrer à l’intérieur ?… nous demanda-t-il.
– Non, répondit M. Smith, et je finirai par croire que le Great-Eyry n’existe que dans l’imagination de nos braves campagnards ! »
À huit heures et demie du soir, notre voiture s’arrêtait devant la maison du maire de Pleasant-Garden, où nous devions passer la nuit.
Et, pendant que je cherchais vainement à m’endormir, je me demandais s’il ne conviendrait pas de m’installer pour quelques jours dans la bourgade, d’organiser une nouvelle ascension. Mais aurait-elle plus que la première chance de réussir ?…
Le plus sage, en somme, était de revenir à Washington et de consulter M. Ward. Aussi, le lendemain soir, à Morganton, après avoir réglé mes deux guides, je pris congé de M. Smith et me rendis à la gare d’où le rapide pour Raleigh allait partir.
IV – Un concours de l’Automobile Club.
Le mystère du Great-Eyry devait-il être dévoilé un jour par suite d’éventualités difficiles à prévoir… C’était le secret de l’avenir. Y avait-il un intérêt de premier ordre à ce qu’il le fût ?… Aucun doute à ce sujet, puisque la sécurité des habitants de ce district de la Caroline du Nord en dépendait peut-être.
Quoi qu’il en soit, une quinzaine de jours après, alors que j’étais de retour à Washington, l’attention publique fut non moins sollicitée par un fait d’ordre tout différent. Ce fait allait demeurer aussi mystérieux que les phénomènes dont le Great-Eyry venait d’être le théâtre.
Vers le milieu de ce mois de mai, les journaux de la Pennsylvanie portèrent à la connaissance de leurs lecteurs ledit fait qui s’était récemment produit en divers points de l’État.
Depuis quelque temps, sur les routes qui rayonnent autour de Philadelphie, son chef-lieu, circulait un extraordinaire véhicule, dont on ne pouvait reconnaître ni la forme, ni la nature, ni même les dimensions, tant il se déplaçait rapidement. Que ce fût une automobile, il y avait parfait accord à ce sujet. Mais quel moteur l’animait, on en était réduit aux hypothèses plus ou moins admissibles, et, lorsque l’imagination populaire s’en mêle, il est impossible de lui assigner de justes limites.
À cette époque, les automobiles les plus perfectionnées, quel que fût leur système, mues par la vapeur d’eau, le pétrole, l’alcool ou l’électricité, ne dépassaient guère le cent trente à l’heure, soit environ trente lieues de quatre kilomètres, c’est-à-dire environ un mille et demi par minute, – ce que les chemins de fer, avec leurs express ou leurs rapides, donnent à peine sur les meilleures lignes de l’Amérique et de l’Europe.
Or, en ce qui concerne l’engin dont il s’agit, il marchait certainement au double de cette vitesse.
Inutile d’ajouter qu’une telle allure constituait un extrême danger sur les routes, tant pour les véhicules que pour les piétons. Cette masse roulante, arrivant comme la foudre, précédée d’un grondement formidable, déplaçait l’air avec une violence qui faisait craquer les branchages des arbres en bordure, affolant d’épouvante les animaux en pâture dans les champs, dispersant les oiseaux qui n’auraient pu résister aux tourbillons de la poussière soulevée à son passage.
Et – détail bizarre, sur lequel les journaux attirèrent plus particulièrement l’attention – le macadam des chemins était à peine entamé par les roues de l’appareil, qui ne laissait après lui aucune trace de ces ornières produites par le roulement de lourds véhicules. À peine une légère empreinte, un simple effleurement. La rapidité seule engendrait le soulèvement de la poussière.
« C’est à croire, faisait observer le New York Herald, que la vitesse de déplacement mange la pesanteur ! »
Naturellement, des réclamations s’étaient élevées parmi les divers districts de la Pennsylvanie. Comment tolérer ces courses folles d’un appareil, qui menaçait de tout renverser, de tout écraser sur son passage, voitures et piétons ?… Mais de quelle façon s’y prendre pour l’arrêter ?… On ne savait ni à qui il appartenait, ni d’où il venait, ni où il allait. On ne l’apercevait qu’au moment où il filait comme un projectile dans sa marche vertigineuse… Allez donc saisir au vol un boulet de canon au moment où il sort de la bouche à feu !…
Je le répète, nulle indication sur la nature du moteur de l’engin. Ce qui était certain, ce qu’on avait constaté, c’est qu’il ne laissait derrière lui aucune fumée, aucune vapeur, aucune odeur de pétrole ou autre huile minérale. De là cette conclusion, c’est qu’il s’agissait d’un appareil mû par l’électricité, et dont les accumulateurs, d’un modèle inconnu, renfermaient un fluide pour ainsi dire inépuisable.
Alors l’imagination publique, très surexcitée, voulut voir tout autre chose dans cette mystérieuse automobile : c’était le char extra-naturel d’un spectre qui la conduisait, un des chauffeurs de l’enfer, un gobelin qui venait de l’autre monde, un monstre échappé de quelque ménagerie tératologique, et, pour le résumer en un seul type, le diable en personne, Belzébuth, Astaroth, qui défiait toute intervention humaine, ayant à sa disposition l’invisible et infinie puissance satanique !
Mais Satan lui-même n’avait pas le droit de circuler avec cette rapidité sur les routes des États-Unis, sans une autorisation spéciale, sans un numéro d’ordre, sans une licence en règle, et, à coup sûr, pas une municipalité n’eût consenti à lui permettre du « deux cent cinquante » à l’heure.
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