Faut-il toujours que vous teniez l’aviron dans une course de canots, ou que vous franchissiez une barrière ? Si vous aviez un esprit, vous éprouveriez le besoin de le détendre. Mais vous avez au moins des muscles ; n’auraient-ils pas aussi besoin d’être détendus ?

Ces traits cruels échappés à l’esprit caustique de miss Lundie glissèrent sur Mr Geoffrey Delamayn, comme l’eau sur le dos d’un canard.

– Qu’il en soit comme il vous plaira, dit-il, avec une stupide bonne humeur. Ne soyez pas offensée. Je suis venu ici avec des dames, et elles n’ont pas voulu me laisser fumer. Mon cigare me manque, je pensais pouvoir m’échapper un instant… C’est très bien !… Je jouerai.

L’honorable jeune gentleman ne paraissait nullement mécontent. La pétulante jeune fille lui tourna le dos et regarda de nouveau vers l’autre extrémité de la serre.

– Qui vais-je choisir ? se disait-elle.

Un jeune homme brun, au visage brûlé par le soleil, dont l’air et les manières semblaient indiquer une vie d’aventures et peut-être une connaissance familière de l’océan, s’avança timidement et dit :

– Choisissez-moi !

Un charmant sourire éclaira tout à coup le joli visage de Blanche.

À en juger par les apparences, le jeune homme brun tenait une place toute particulière dans son estime.

– Vous ! dit-elle avec coquetterie, vous allez nous quitter dans une heure.

Il osa se rapprocher d’un pas.

– Je reviendrai, dit-il, je reviendrai après-demain.

– Vous jouez très mal !

– Je pourrais faire des progrès, si vous me donniez des leçons.

– Le pourriez-vous ? Alors, je vous donnerai des leçons.

Elle tourna son visage frais et rose du côté de sa belle-mère.

– Je choisis Mr Arnold Brinkworth, dit-elle.

Sûrement, il y avait quelque chose dans ce nom inconnu qui produisit quelque effet, non, cette fois, sur miss Sylvestre, mais sur sir Patrick.

Il regarda Mr Brinkworth avec un soudain intérêt de curiosité. Si la maîtresse de maison n’avait pas réclamé son attention à cet instant, il aurait évidemment parlé à ce jeune homme.

Mais c’était au tour de lady Lundie de choisir un second joueur.

Son beau-frère était un personnage d’une certaine importance et elle avait ses motifs pour tenir aux bonnes grâces du chef de la famille. Elle surprit toute la compagnie en choisissant sir Patrick.

– Maman ! s’écria Blanche, à quoi pensez-vous ? Sir Patrick ne peut pas jouer. Le croquet n’était pas inventé de son temps.

Sir Patrick ne souffrait jamais que « son temps » fût l’objet d’une remarque désobligeante de la jeune génération sans répondre à la jeune génération par une réplique marquée à son coin d’ironie ordinaire.

– Dans mon temps, ma chère, dit-il à sa nièce, on attendait des gens invités aux réunions de société du genre de celle-ci qu’ils y apportassent quelques qualités agréables. Dans votretemps, on en est dispensé.

Cela dit, le vieux gentleman prit un des maillets sur la table qui était près de lui.

– Voilà, dit-il, un élément de succès dans la société moderne. Et ceci, ajouta-t-il en prenant une boule, en est un autre. Très bien. Je jouerai !… je jouerai !…

Lady Lundie, étrangère par nature à tout sentiment d’ironie, sourit gracieusement et répondit :

– Je savais bien que sir Patrick jouerait, pour me plaire.

Sir Patrick s’inclina avec une politesse sardonique.

– Lady Lundie, répondit-il, vous lisez dans ma pensée comme dans un livre.

Au grand étonnement des personnes de moins de quarante ans, il accentua ces mots en plaçant la main sur son cœur et il cita les vers de Dryden, en nommant le poète :

Étranger à l’amour et quoique je sois vieux,

Je me souviens encore du charme de leurs yeux.

Lady Lundie, qui pensa que son beau-frère se moquait d’elle, laissa voir qu’elle était choquée. Mr Delamayn fit un pas en avant. Il intervint avec l’air d’un homme qui se sent impérieusement appelé à remplir un devoir public.

– Dryden n’a jamais dit cela, déclara-t-il. J’en réponds.

Sir Patrick tourna sur lui-même, avec l’aide de sa canne d’ivoire, et regarda Mr Delamayn bien en face.

– Vous connaissez Dryden mieux que moi, monsieur ? demanda-t-il.

L’Honorable Geoffrey répondit modestement :

– Je puis le dire. J’ai ramé dans trois courses avec lui, et nous nous sommes entraînés ensemble.

Sir Patrick jeta sur toute la compagnie un aigre sourire de triomphe.

– Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur, répliqua-t-il, que vous vous êtes entraîné avec un homme qui est mort depuis deux cents ans.

Mr Delamayn ouvrit des yeux effarés.

– Que veut dire ce gentleman ? demanda-t-il. Je parle de Tom Dryden, du Christchurch College. Tout le monde, à l’université, le connaît.

– Je parle, riposta sir Patrick, de John Dryden, le poète ; apparemment tout le monde à l’université ne le connaît pas.

Mr Delamayn répondit avec un sérieux véritablement plaisant :

– Je vous donne ma parole d’honneur que jamais je n’avais entendu parler de ma vie de cet autre Dryden. Ne soyez pas irrité contre moi, monsieur, je ne me tiens nullement comme offensé par vous.

Il sourit et tira de sa poche une pipe en bruyère.

– Donnez-moi du feu, demanda-t-il de la façon la plus amicale à sir Patrick.

– Je ne fume pas, monsieur.

Mr Delamayn regarda le vieux gentleman.

– Vous ne fumez pas, répéta-t-il, je voudrais bien savoir alors comment vous pouvez passer le temps.

– Monsieur, dit sir Patrick, en lui faisant un grand salut, vous pouvez vous le demander.

Pendant cette petite escarmouche, lady Lundie et sa belle-fille avaient organisé le jeu, et la compagnie, joueurs et spectateurs, se dirigeait vers la pelouse. Sir Patrick arrêta sa nièce qui se préparait à sortir, suivie de près par le jeune homme brun.

– Laissez Mr Brinkworth avec moi, dit-il, j’ai à lui parler.

Blanche donna ses ordres.

Mr Brinkworth fut condamné à rester auprès de sir Patrick, jusqu’à ce qu’on eût besoin de lui pour le jeu.

Mr Brinkworth parut surpris et obéit.

Pendant ce temps, il se passait quelque chose de singulier à l’autre bout de la serre.

Profitant de la confusion produite par le mouvement général effectué vers la pelouse, miss Sylvestre s’était rapprochée de Mr Delamayn.

– Dans dix minutes, murmura-t-elle, la serre sera déserte, venez m’y trouver.

L’Honorable Geoffrey tressaillit et lança un regard furtif autour de lui.

– Croyez-vous que cela soit prudent ? balbutia-t-il à son tour.

Les lèvres de l’institutrice tremblèrent, de peur ou de colère, c’était difficile à dire.

– J’insiste pour que vous veniez ! répondit-elle.

Mr Delamayn fronça ses beaux sourcils en la regardant s’éloigner, et il quitta la serre à son tour.

Le jardin des roses était solitaire pour le moment. Il prit sa pipe et se cacha parmi les rosiers.

La fumée sortait de ses lèvres par bouffées chaudes et précipitées. Il était habituellement le plus doux des maîtres pour sa pipe. Quand il malmenait cette servante de confiance, c’était chez lui un signe certain de trouble intérieur.

3

LES DÉCOUVERTES

Il n’y avait plus dans la serre que deux personnes, Arnold Brinkworth et sir Patrick Lundie.

– Mr Brinkworth, dit le vieux gentleman, je n’ai pas eu l’occasion de vous parler jusqu’à présent, et comme j’ai appris que vous nous quittiez aujourd’hui, j’ai pris le parti de me présenter moi-même à vous. Votre père était l’un de mes plus chers amis ; je veux me faire un ami du fils de votre père.

Il étendit la main et se nomma.

– Oh ! Sir Patrick ! dit Arnold avec chaleur, si mon pauvre père avait suivi vos conseils !…

– Il aurait réfléchi à deux fois avant de dissiper sa fortune sur le turf, et il serait peut-être vivant au milieu de nous, au lieu de mourir exilé sur une terre étrangère, reprit sir Patrick, finissant la phrase que le jeune homme avait commencée. Plus un mot sur ces malheurs ; parlons d’autre chose. Lady Lundie m’a écrit l’autre jour à votre sujet. Elle m’a appris que votre tante était morte et vous avait laissé ses propriétés en Écosse. Est-ce vrai ?… Oui… Je vous en félicite de tout mon cœur. Pourquoi êtes-vous ici, au lieu d’aller visiter votre maison et vos terres ? Elles ne sont pas à plus de 23 miles, et vous partez aujourd’hui, par le premier train, pour vous y rendre.