Quelqu’un devait se montrer poli envers lady Lundie, et c’est moi qui ai été sacrifié.
Elle releva ce dernier mot.
– Ne vous sacrifiez pas, dit-elle. Excusez-vous et dites que vous êtes obligé de retourner chez votre frère.
– Pourquoi ?
– Parce que nous devons quitter tous deux cette maison aujourd’hui même.
Il avait à faire une double objection : s’il ne restait pas chez lady Lundie, il échouerait dans la demande d’argent qu’il comptait faire à son frère ; s’il partait avec Anne, cette double fuite n’échapperait pas aux yeux du monde, et de méchants propos pourraient parvenir aux oreilles de son père.
– Si nous partons ensemble, dit-il, adieu à mes espérances d’avenir et aux vôtres.
– Je n’entends pas que nous partions ensemble, répliqua-t-elle, nous partirons au contraire séparément… et c’est moi qui m’en irai la première.
– Bon ! ce sera un joli haro sur vous, quand on s’apercevra de votre disparition.
– On doit danser après la partie de croquet terminée. Je ne danse pas, on ne s’apercevra donc pas de mon absence. J’aurai tout le temps et toutes les facilités pour regagner ma chambre. Je laisserai une lettre pour Lady Lundie et une lettre
(là, sa voix devint tremblante) et une lettre pour Blanche. Ne m’interrompez pas. J’ai pensé à tout. L’aveu que je ferai sera la vérité dans quelques heures si ce n’est pas la vérité dès à présent. Mes lettres diront que je suis secrètement mariée et appelée à l’improviste à aller rejoindre mon mari. Il y aura un grand scandale dans la maison, je le sais. Mais pas le moindre prétexte pour faire courir après moi, puisque je serai sous la protection de mon mari. Pour vous, rien à craindre. Votre secret ne peut être découvert et rien n’est plus facile que de détourner tout soupçon. Restez ici une heure seulement après mon départ, vous sauverez les apparences, et puis vous viendrez me rejoindre.
– Vous rejoindre ! fit Geoffrey. Où ?…
Elle rapprocha sa chaise et murmura à son oreille :
– Dans une petite auberge de la montagne, à 4 milles d’ici.
– Une auberge !
– Pourquoi non ?
– Une auberge est un lieu public.
Un mouvement d’impatience échappa encore à miss Sylvestre. Mais elle se contint.
– Le lieu dont je veux parler est le plus solitaire de tout le voisinage. Vous n’avez pas à y craindre les regards curieux. Je l’ai choisi précisément pour cette raison. Il est loin du chemin de fer, il est loin de la grande route, la maison est tenue par une honnête et respectable Écossaise.
– Les honnêtes et respectables Écossaises qui tiennent des auberges, fit observer Geoffrey, ne s’accommodent pas des jeunes dames voyageant seules… Elle ne vous recevra pas.
L’objection était bien trouvée, mais manqua le but. Une femme qui travaille pour arriver à un tel mariage est préparée à toutes les objections ; son désir suffit à les réfuter toutes.
– Puisque j’ai tout prévu, dit-elle, j’ai aussi prévu cela. Je dirai à la maîtresse de l’auberge que je fais un voyage de noces, que mon mari fait une excursion dans les montagnes voisines et vient à pied.
– Et est-il sûr qu’elle le croie ? dit Geoffrey.
– Elle le croira, si vous le voulez. Ne vous inquiétez pas de ce détail. Vous n’avez qu’à arriver et à demander votre femme : la vérité de mon histoire sera confirmée ! Elle peut se montrer la femme la plus soupçonneuse du monde, mais dès l’instant où l’on vous verra, vous ferez évanouir tous ses soupçons. Laissez-moi jouer mon rôle, qui est le plus difficile. Consentirez-vous à jouer le vôtre ?
Il était impossible de dire non. Elle avait habilement enlevé tout terrain solide sous les pieds de Geoffrey, qui cherchait vainement un point de résistance. Il ne lui restait plus qu’à dire oui.
– Je suppose que vous savez comment nous pourrons être mariés ? demanda-t-il ; quant à moi, je n’en sais rien.
– Vous le savez à merveille ! répliqua-t-elle. Vous savez que nous sommes en Écosse, et qu’il n’y a ici ni formalités, ni cérémonies, ni délais pour les mariages. Le plan que je vous ai proposé assure ma réception à l’auberge et rend facile et tout naturel que vous veniez m’y rejoindre quelque temps après. Le reste dépend de vous.
1 comment