Un homme et une femme qui désirent être mariés en Écosse n’ont qu’à déclarer d’abord qu’ils le sont. S’il plaît à la maîtresse de l’auberge de se fâcher après avoir été trompée, qu’est-ce que cela nous fait ? Nous aurons atteint notre but et, de plus, nous l’aurons atteint sans risques pour vous.

– Le but… répliqua Geoffrey, vous autres femmes, vous y allez tête baissée. Ne laissez pas un trop lourd fardeau sur mes épaules… Mais quand nous serons mariés, il faudra nous séparer, sans cela, comment notre mariage serait-il secret ?

– Vous partirez, vous retournerez chez votre frère, comme s’il n’était rien arrivé.

– Que deviendrez-vous ?

– J’irai à Londres.

– Et que ferez-vous à Londres ?

– Ne vous ai-je pas dit déjà que j’avais songé à tout ? Quand je serai arrivée à Londres, j’irai trouver une des vieilles amies de ma mère… une amie du temps où elle était artiste. Tout le monde dit que j’ai une voix qui n’a besoin que de culture, j’étudierai ! Je puis vivre et vivre honorablement, comme chanteuse de concert. J’ai économisé assez d’argent pour pourvoir à mes besoins, pendant mes études, et l’amie de ma mère me viendra en aide.

Ainsi, Anne s’engageait inconsciemment dans cette vie que sa mère avait menée avant elle. Elle choisissait la carrière de chanteuse, en dépit des recommandations de la morte ! Ainsi, et sous l’empire d’autres circonstances, le mariage irrégulier de la mère en Irlande allait être suivi du mariage irrégulier de la fille en Écosse !

Et, chose plus étrange encore, l’homme qu’elle épousait était le fils de celui qui avait découvert la nullité du mariage irlandais, le même qui avait fourni le moyen légal à l’aide duquel la mère avait perdu sa position dans le monde.

« Ma chère Anne est une seconde moi-même, avait dit la mourante, elle ne porte pas le nom de son père, elle porte le mien. Elle est Anne Sylvestre comme je l’étais moi-même ; finira-t-elle comme moi ? »

La réponse à ces cruelles paroles, les dernières échappées des lèvres glacées de la première Anne Sylvestre, la réponse était faite par le destin.

– Eh bien ! reprit Anne, avez-vous fini vos objections ?

Non, il en avait encore une à faire.

– Supposez que des gens se trouvent à l’auberge qui me connaissent ? dit-il. Supposez que, par eux, tout cela vienne aux oreilles de mon père ?

– Supposez que vous me poussiez à me donner la mort ! répliqua-t-elle. Votre père connaîtra la vérité dans ce cas, je vous le jure.

Il s’éloigna d’elle, mais elle le suivait. Au même instant, de grands applaudissements retentirent sur la pelouse. Quelqu’un avait réussi un coup brillant qui mettait fin à la partie. Blanche allait revenir. Il y avait tout lieu de s’attendre à ce que, le jeu étant terminé, lady Lundie se trouvât libre…

Anne résolut de brusquer les choses.

– Mr Geoffrey Delamayn, dit-elle, vous m’avez offert un mariage secret et j’y ai consenti… Êtes-vous, oui ou non, prêt à m’épouser, dans les conditions proposées par vous-même ?

– Accordez-moi un instant pour réfléchir.

– Pas un moment. Dites oui ou non.

Il ne put se décider à dire ce oui ; il eut recours à un équivalent. Ruse et faiblesse !

– Où est l’auberge ? demanda-t-il.

Elle passa son bras sous le sien et murmura :

– Prenez la route qui conduit au chemin de fer, puis le sentier qui traverse le marécage ; suivez le chemin tracé par les pas des moutons, jusqu’au haut de la montagne, la première maison que vous rencontrerez alors est l’auberge. Vous avez compris ?

Il inclina la tête d’un air sombre et tira de nouveau sa pipe de sa poche.

– N’y touchez pas, cette fois, dit-il, j’ai l’esprit bourrelé. Quand un homme a l’esprit bourrelé, il faut qu’il fume. Le nom de l’endroit ?

– Craig Fernie.

– Qui dois-je demander en me présentant ?

– Demandez votre femme.

– Supposez qu’on vous demande votre nom à votre arrivée.

– Si je suis obligée de me nommer, je dirai « Mrs » au lieu de « miss » Sylvestre, mais je ferai tout mon possible pour éviter de donner un nom. Quant à vous, vous éviterez toute erreur en vous contentant de demander votre femme. Y a-t-il encore quelque chose que vous ayez besoin de savoir ?

– Oui.

– Vite alors. Qu’est-ce ?

– Comment saurai-je que vous êtes partie d’ici ?

– Si vous n’entendez pas parler de moi dans la demi-heure qui suivra ce moment où nous allons nous quitter, vous pourrez être sûr que je suis partie. Chut !

Un bruit de voix se faisait entendre au pied des marches ; ces voix étaient celles de lady Lundie et de sir Patrick.

Anne montra la porte pratiquée dans le mur.

Elle venait de la refermer sur Geoffrey, quand lady Lundie et sir Patrick parurent à l’entrée de la serre.

6

LE PRÉTENDU

Lady Lundie montra la porte d’un geste et s’adressa à sir Patrick de façon à n’être entendue que de lui :

– Voyez ! dit-elle, miss Sylvestre vient de faire partir quelqu’un.

Sir Patrick, avec intention, regarda du mauvais côté et naturellement il ne vit rien.

Lady Lundie s’avança. Une haine soupçonneuse envers l’institutrice se lisait dans chaque ligne de son visage, et ses soupçons incrédules sur le prétendu malaise de celle-ci se trahissaient dans chaque inflexion de sa voix.

– Puis-je m’informer, miss Sylvestre, dit-elle, si vos souffrances sont soulagées ?

– Je ne suis pas mieux, lady Lundie.

– Je vous demande pardon ?

– J’ai dit que je n’étais pas mieux.

– Vous paraissez en état de rester debout. Quand je suis malade, je ne suis pas si heureuse. Je suis obligée de me mettre au lit.

– J’imiterai votre exemple, lady Lundie. Si vous voulez bien être assez bonne pour m’excuser, je vous quitterai et je monterai à ma chambre pour me mettre au lit, comme vous.

Elle n’en put dire davantage. Ce long et cruel entretien avec Geoffrey l’avait brisée ; il ne lui restait plus le courage de résister aux petites méchancetés de cette femme, après avoir supporté, comme elle l’avait fait, la brutale indifférence de cet homme. Un moment de plus et la souffrance nerveuse qu’elle contenait se serait fait jour par une explosion de larmes.

Elle n’attendit point la réponse de lady Lundie et, sans savoir si ses excuses étaient agréées, elle quitta la serre.

Les magnifiques yeux noirs de lady Lundie s’agrandirent et brillèrent de leur feu le plus vif. Elle en appela à sir Patrick, qui, commodément appuyé sur sa canne d’ivoire, regardait au-dehors les personnes réunies sur la pelouse, et conservait l’attitude de la plus parfaite innocence.

– Après ce que je vous ai déjà dit, sir Patrick, de la conduite de miss Sylvestre, puis-je vous demander si vous ne trouvez pas ce procédé tout à fait extraordinaire ?

Le vieux gentleman fit encore une fois jouer le ressort de sa canne et répondit sur le ton galant de la vieille école.

– Je ne connais pas de procédé extraordinaire, lady Lundie, de la part de votre aimable sexe.

Il salua, huma sa prise, puis d’un geste gracieux il secoua les grains de tabac qui s’étaient attachés à son index et à son pouce, retourna son regard vers la pelouse et s’absorba plus que jamais dans la contemplation des ébats joyeux de ses jeunes amis.

Lady Lundie, au contraire, tenait ferme sur le terrain qu’elle avait choisi, bien déterminée à forcer son beau-frère à exprimer son opinion. Avant qu’elle eût pu reprendre la parole, Blanche et Arnold apparurent ensemble au pied des marches de la serre.

– Et quand la danse commence-t-elle ? demanda sir Patrick, en s’avançant à leur rencontre, comme s’il prenait le plus vif intérêt à cette nouvelle réjouissance.

– C’est précisément ce que je venais demander à maman, dit Blanche.