J’éprouve le besoin de vous demander un conseil.

– Ne pouvez-vous pas prendre cette consultation assis près de moi ? dit sir Patrick. Prenez une chaise.

L’œil vif de sir Patrick suivait Arnold avec une expression de joie malicieuse.

« Il n’a pas besoin de mon avis ! se disait-il. Il ne veut point de mes conseils. Le jeune menteur, ce qu’il veut c’est ma nièce. »

Arnold s’assit sous le regard menaçant de sir Patrick, avec la conscience qu’il ne quitterait pas cette chaise sans avoir eu à souffrir de la langue du baronnet.

– Je ne suis qu’un jeune homme, balbutia-t-il, et je commence une vie nouvelle…

– Votre chaise a-t-elle un défaut ? demanda sir Patrick, prenez-en une autre, ne fût-ce que pour commencer confortablement cette vie nouvelle dont vous me parlez.

– Monsieur, voudriez-vous…

– Si je voulais ?…

– Voudriez-vous me donner ce conseil ?…

– Mon bon ami, j’attends le moment de vous le donner. Mais je suis sûr que vous êtes mal sur cette chaise, pourquoi vous obstiner à la garder ?

– Je vous en prie, Sir Patrick… vous me faites perdre le fil de mes idées. Je voudrais, en somme… peut-être, est-ce une question bien délicate.

– Je ne puis pas en juger avant de la connaître, fit observer sir Patrick. Néanmoins, admettons, pour vous plaire, qu’elle soit délicate. Disons que c’est une question difficile, la plus difficile que, depuis le commencement du monde, un être humain ait jamais posée à l’un de ses semblables.

– Voilà ce que c’est ! s’écria Arnold en désespoir de cause, je veux me marier !

– Ce n’est pas là une question, objecta Sir Patrick, c’est une assertion. Vous dites : je veux me marier. Je réponds : c’est parfait ! Et tout est fini par là !

Arnold commençait à éprouver le vertige.

– Me conseilleriez-vous de me marier, monsieur ? dit-il d’un ton lamentable. Voilà ce que je veux dire.

– Bon ! c’est là l’objet du présent entretien, n’est-ce pas ? Vous me demandez si je vous conseille de vous marier ?

Maintenant que la souris était prise, le chat levait un peu la patte pour laisser respirer la malheureuse bête.

Sir Patrick ne donna plus aucun signe d’impatience. Ses manières devinrent aussi aimables et aussi confidentielles que possible.

– Si je vous conseille de vous marier, me demandez-vous ? répéta-t-il. Deux voies sont ouvertes devant nous, Arnold, pour traiter cette question. Nous pouvons la traiter brièvement ou nous pouvons entrer dans de grands développements. Pour moi, j’aimerais mieux la brièveté : quel est votre avis ?

– Mon avis est le vôtre, sir Patrick.

– Très bien. Puis-je faire une enquête sur votre vie passée ?

– Certainement !

– Encore mieux ! Quand vous étiez au service de la marine marchande, avez-vous eu l’occasion d’acquérir quelque expérience dans l’achat des marchandises à terre ?

Arnold ouvrit de grands yeux. S’il existait un rapport quelconque entre cette question et le sujet qu’il avait mis sur le tapis, ce rapport lui échappait. Il répondit avec un étonnement mal dissimulé.

– J’ai eu l’occasion d’acquérir cette expérience.

– J’arrive au fait, poursuivit sir Patrick ; cessez de paraître étonné ! Que pensiez-vous de votre sucre en poudre quand vous l’avez acheté chez l’épicier ?

– Ce que je pensais ? répéta Arnold, mais je pensais que c’était du sucre en poudre !

– Mariez-vous donc sans hésiter, s’écria sir Patrick. Vous êtes du petit nombre des hommes qui peuvent tenter cette expérience avec une pleine chance de succès.

L’étrangeté de cette réponse terrassa le jeune marin et lui coupa la respiration. Il y avait quelque chose d’une machine électrique dans les façons de parler de son vénérable ami.

– Me comprenez-vous ? reprit sir Patrick.

– Non, monsieur ; je ne comprends pas ce que le sucre en poudre vient faire ici.

– Je vais vous le faire comprendre, dit sir Patrick en croisant ses jambes, et en s’installant commodément pour pouvoir parler plus à son aise. Vous entrez dans la boutique de l’épicier, vous y achetez du sucre en poudre, vous l’emportez, bien convaincu que c’est cela, et il se trouve que c’est une autre sorte de marchandise, un composé de matières adultérées, mélangées ensemble pour figurer le sucre. Vous fermez les yeux sur cette maladresse, vous avalez votre sucre falsifié, et vous vous arrangez enfin comme vous pouvez. Me suivez-vous ?

Arnold le suivait et le croyait bien un peu fou.

– De même, poursuivit sir Patrick, vous allez à la boutique des mariages et vous y prenez une femme. Vous la prenez, parce qu’elle a de beaux cheveux d’un blond doré, un teint exquis, un embonpoint parfait, et la taille dans un juste rapport avec cet embonpoint. Vous l’emmenez chez vous, et vous découvrez que c’est encore une fois la vieille histoire de votre sucre. Votre femme est un article falsifié. Ses beaux cheveux d’un blond doré sont teints, sa blancheur exquise est due à la poudre de riz, son embonpoint est du coton, et trois pouces de sa taille sont dans les talons des bottines de son cordonnier. Fermez les yeux. Alors, avalez votre femme falsifiée comme vous avez avalé votre sucre. Mon cher ami, vous êtes du petit nombre des hommes qui peuvent tâter l’expérience du mariage avec une chance de succès.

Sur ce, il décroisa ses jambes et regarda Arnold bien en face.