Le temps allait manquer. Il se tourna vers Geoffrey :
– Vous convient-il de conduire, Mr Delamayn ?
Toujours renfermé dans son impénétrable silence, Geoffrey fit de la tête un signe affirmatif.
Sans prendre garde à la forme incivile de cette réponse, sir Patrick continua :
– En ce cas, vous pourrez laisser le phaéton à la garde du chef de la station. Je vais dire au domestique qu’il n’aura pas à conduire.
– Permettez-moi de vous épargner cette peine, sir Patrick, dit Arnold.
Sir Patrick déclina du geste l’offre qui lui était faite et se tournant encore du côté de Geoffrey, il ajouta toujours avec la même politesse :
– C’est un devoir de l’hospitalité, Mr Delamayn, que de hâter votre départ dans cette triste circonstance. Lady Lundie est retenue auprès de ses hôtes ; je vais veiller moi-même à ce qu’on ne perde pas de temps pour vous fournir les moyens de vous rendre au chemin de fer.
Il salua et sortit de la serre d’un pas très vif.
– Je suis chagriné de ce qui vous arrive, Geoffrey, dit Arnold, j’espère que vous gagnerez Londres assez tôt.
Il s’arrêta, car il lisait sur le visage de Geoffrey un mélange d’humeur et d’hésitation, qui ne trouvait pas son explication naturelle dans les mauvaises nouvelles que le jeune homme avait reçues. Son visage pâlissait et se colorait ; il rongeait ses ongles, regardait Arnold comme s’il voulait lui parler, puis, détournait les yeux et gardait le silence.
– Avez-vous quelque chose qui vous inquiète, Geoffrey, outre ces mauvaises nouvelles de votre père ? lui dit Arnold.
– Je suis dans un embarras diabolique, répondit l’athlète.
– Puis-je vous être bon à quelque chose ?
Geoffrey leva sa main vigoureuse et assena sur l’épaule d’Arnold un coup qui fit trembler celui-ci de la tête aux pieds ; cependant, Arnold se raffermit sur ses jambes et attendit, avec étonnement, ce qui allait suivre.
– Nous sommes de vieux camarades ? dit Geoffrey.
– Oui !
– Vous rappelez-vous que le canot tourna la quille en l’air dans le port de Lisbonne ?
Arnold tressaillit et se rappela la prédiction de sir Patrick, que tôt ou tard il aurait à payer, avec les intérêts, la dette qu’il avait contractée envers Geoffrey Delamayn. Mais ce n’est pas cela qui l’agitait. Dans la droiture de son cœur, il lui semblait que les paroles de Geoffrey étaient comme un reproche qu’il ne méritait pas.
– Pensez-vous que je puisse jamais oublier, s’écria-t-il avec chaleur, que vous m’avez ramené à bord en nageant et que vous m’avez sauvé la vie.
– Un bon office en mérite un autre, dit Geoffrey.
Arnold lui prit la main :
– Vous n’avez qu’à parler, répliqua-t-il. Dites ce que je dois faire pour vous.
– Vous partez aujourd’hui pour aller visiter votre domaine, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Pouvez-vous retarder votre visite jusqu’à demain ?
– S’il s’agit de quelque chose de sérieux, sans doute.
Geoffrey parcourut la serre des yeux et s’assura qu’ils étaient bien seuls.
– Vous connaissez l’institutrice d’ici, n’est-il pas vrai ? dit-il à voix basse.
– Miss Sylvestre ?
– Oui. Je me suis mis dans un petit embarras à son sujet, et il n’est âme qui vive, si ce n’est vous, à qui je puisse demander de me venir en aide.
– Vous savez que je suis tout à vous. De quoi s’agit-il ?
– Ce n’est pas facile à dire. Mais vous n’êtes pas non plus un saint, n’est-ce pas ? Vous me garderez le secret ? Écoutez ! j’ai agi comme un infernal imbécile ; j’ai fait le galant et j’ai mis cette fille dans une fâcheuse position…
Arnold recula d’un pas ; il venait de le comprendre.
– Grand Dieu ! Geoffrey !… vous ne voulez pas dire…
– Si fait ! Mais attendez un peu, ce n’est pas encore là le pire. Elle a quitté la maison.
– Quitté la maison !
– Pour tout de bon ; elle n’y pourra plus revenir.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle a écrit à sa maîtresse. Les femmes, que le diable les emporte ! ne font jamais les choses à moitié. Elle a laissé une lettre annonçant qu’elle est mariée secrètement et qu’elle est partie pour rejoindre son mari. Son mari, c’est moi. Non pas que je l’aie encore épousée, vous comprenez ? J’ai seulement promis de l’épouser. Elle est partie la première, à la dérobée, pour un endroit convenu, à 4 miles d’ici. Et il est entendu entre nous que je dois la suivre et l’épouser secrètement dans l’après-midi. Ce n’est plus possible à présent. Tandis qu’elle m’attendra à l’auberge, je roulerai vers Londres. Il faut que quelqu’un lui dise ce qui m’est arrivé, ou elle fera le diable et tout se découvrira. Je ne puis me fier à personne ici. C’en est fait de moi, mon vieux camarade, si vous ne venez pas à mon secours.
Arnold leva les bras en l’air.
– C’est la plus effroyable situation que j’aie connue de ma vie ! murmura-t-il.
Geoffrey ne fit pas difficulté d’en convenir.
– C’est assez pour abattre un homme, n’est-ce pas ? Je donnerais bien quelque chose pour avoir un verre de bière.
Il reprit sa pipe, par la force de l’habitude.
– Avez-vous une allumette ?
L’esprit d’Arnold était trop préoccupé pour remarquer tout cela.
– Geoffrey, dit-il, je ne prends pas à la légère la maladie de votre père. Vous ne penserez pas cela. Cependant, il me semble que la pauvre fille a les premiers droits sur vous.
Geoffrey le regarda avec une profonde surprise.
– Les premiers droits sur moi ? Croyez-vous que je vais risquer de me faire rayer du testament de mon père ? Non, diable ! quand ce serait pour la plus belle femme qui ait jamais porté un jupon !
L’admiration d’Arnold pour son ami était solidement établie depuis de longues années : c’était un hommage rendu à l’homme qui se montrait le premier de l’Angleterre pour boxer, lutter, sauter et nager. Mais cette réponse ébranla quelque peu la foi qu’il avait dans le caractère de son héros. Malheureusement pour lui, cette impression défavorable que venaient de lui causer les sentiments d’Arnold ne dura point.
– Vous êtes meilleur juge que moi de cette affaire, répliqua-t-il un peu froidement. En quoi puis-je vous servir ?
Geoffrey lui prit le bras, toujours brutalement, mais pourtant d’un air amical et confidentiel.
– Partez, comme un brave garçon que vous êtes, et dites-lui ce qui est arrivé. Nous nous en irons d’ici comme si nous nous rendions ensemble à la station du chemin de fer, et je vous mènerai avec le phaéton jusqu’au bas du sentier que vous aurez à suivre. Vous pourrez vous remettre en route pour votre propriété par le train du soir.
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