Tout cela ne vous expose à aucun inconvénient, et c’est le plus grand service que vous puissiez rendre à un ancien ami. Il n’y a pas de danger qu’on le sache. C’est moi qui dois conduire. Nous n’aurons pas de domestique avec nous pour nous épier et faire des histoires.
Arnold le voyait bien, il allait avoir à payer sa dette, avec les intérêts, suivant la prédiction de sir Patrick.
– Que dois-je lui dire ? demanda-t-il. Je suis obligé de faire tout pour vous rendre service et je veux le faire. Mais que lui dirai-je ?
La question était toute naturelle, mais il n’était pas facile à Geoffrey d’y répondre. Ce qu’un homme doit faire, dans une circonstance donnée intéressant le système musculaire, nul ne le savait mieux que Geoffrey Delamayn, mais ce que le même homme doit faire dans une circonstance d’ordre moral, nul vivant ne le savait moins que lui.
– Ce qu’il faudra dire ?… répétait-il. Dites-lui que je suis à moitié fou ; dites-lui tout ce que vous voudrez. Bon : attendez un instant… dites-lui surtout de rester où elle est… Je lui écrirai.
Arnold hésita. Absolument privé de ce genre de connaissance inférieure qu’on appelle la connaissance du monde, la délicatesse innée de son esprit lui révélait ce qu’il ne savait point. Il entrevoyait les difficultés de la position que son ami lui demandait de prendre, aussi clairement que s’il l’avait envisagée avec l’expérience, péniblement acquise, de quarante années passées dans la vie.
– Ne pouvez-vous lui écrire immédiatement, Geoffrey ? demanda-t-il.
– À quoi bon ?
– Réfléchissez un moment et vous le comprendrez. Vous m’avez fait le confident d’un triste secret. Je puis avoir tort car je ne me suis jamais mêlé à pareille affaire, mais il me semble que me présenter à elle comme votre messager, c’est l’exposer à une terrible humiliation. Dois-je l’aborder et lui dire en face : « Je sais ce que vous cachez aux yeux du monde entier » ? Et si je lui tiens ce langage, êtes-vous sûr qu’elle le souffrira ?
– Bah ! dit Geoffrey. Elles peuvent en endurer bien davantage ! Je voudrais que vous eussiez entendu la manière dont celle-ci m’a traité, ici même. Mon brave garçon, vous ne connaissez pas les femmes. Le grand secret pour se tirer d’affaire avec une femme, c’est de la prendre, comme vous prenez un chat, par la peau du cou…
– Je ne puis me présenter devant elle si vous ne me rendez pas la tâche plus facile ; il faut que ce soit vous qui lui fassiez connaître l’état des choses. Je ne reculerai devant aucun sacrifice pour vous servir ; mais pour Dieu ! Geoffrey, tenez compte de la situation dans laquelle vous me mettez ! Comment miss Sylvestre va-t-elle me recevoir, avant même que j’aie pu ouvrir la bouche ?
Ces dernières paroles attaquaient vraiment la question du côté pratique. C’était le seul que Geoffrey pouvait reconnaître et comprendre à l’instant même.
– Elle a un caractère endiablé, dit-il, c’est bien vrai. Peut-être vaudrait-il mieux écrire. Avons-nous le temps d’aller à la maison ?
– Non ; elle est pleine de monde et nous n’avons pas une minute à perdre. Écrivez à l’instant… écrivez ici, j’ai un crayon.
Sur quoi écrire ?
– Sur n’importe quoi, sur la carte de votre frère.
Geoffrey prit le crayon et regarda la carte ; les lignes qu’y avait tracées son frère la remplissaient entièrement. Il chercha dans sa poche et en tira une lettre, la lettre à laquelle Anne Sylvestre avait fait allusion, dans l’entretien qu’ils avaient eu ensemble, la lettre par laquelle elle insistait pour qu’il se rendît à la fête organisée à Windygates.
– Ceci fera l’affaire, dit-il, c’est une des lettres qui m’ont été écrites par Anne Sylvestre. Il y a du blanc à la quatrième page. Mais si j’écris, ajouta-t-il en se tournant du côté d’Arnold, promettez-moi de lui porter ma lettre. Votre main en signe de marché conclu.
Arnold mit sa main dans celle qui lui avait sauvé la vie à Lisbonne et fit la promesse qu’on lui demandait.
– Très bien, mon vieux camarade, reprit Geoffrey, je vous dirai comment trouver le lieu où vous devez vous rendre, quand nous serons en route dans le phaéton. À propos, il y a encore une chose assez importante. Je vais vous la dire pendant que j’y pense.
– Qu’est-ce ?
– Il ne faut pas vous présenter à l’auberge sous votre nom, ni demander miss Sylvestre sous le sien.
– Qui dois-je demander ?
– C’est un peu embarrassant. Elle s’est présentée là comme étant mariée ; sans quoi on aurait pu faire des difficultés pour la recevoir…
– Je comprends, continuez.
– Elle a dû dire, pour rendre les choses plus faciles qu’elle attendait son mari, qui viendrait la rejoindre. Si j’avais pu me rendre moi-même à cette auberge, je m’y serais présenté en demandant ma femme.
1 comment