Les portes battaient ; on entendait des bruits de voix aux étages supérieurs.
– Quelque chose va mal, soyez-en certain, quelque chose va mal ! disait-on parmi les hôtes. Ce que nous avons de mieux à faire est de nous en aller. Ma chère, demandez la voiture. Louisa, mon amour, cessez de danser, votre papa veut partir. Adieu, lady Lundie. Oh ! mille remerciements. Je suis bien peinée pour cette chère Blanche. Oh ! elle est si charmante !
C’est ainsi que la société avait recours à son pauvre petit jargon, si vide de sens, pour s’esquiver poliment, avant que l’orage n’éclatât.
C’est précisément ce qu’attendait sir Patrick, en se tenant à l’écart dans le jardin.
Il n’y avait plus moyen pour lui d’échapper à la responsabilité qui lui incombait. Lady Lundie avait annoncé comme une résolution bien arrêtée de sa part de se mettre à la recherche du lieu où Anne Sylvestre avait trouvé un refuge et de découvrir (purement dans l’intérêt de la vertu) si elle était mariée, oui ou non.
Blanche, déjà surexcitée par les émotions de la journée, était en proie à une crise nerveuse qui se manifesta par un torrent de larmes. Quand elle fut plus calme, elle se fit une opinion à elle sur la fuite d’Anne Sylvestre.
Anne ne lui aurait jamais fait un secret de son mariage ; Anne ne lui aurait jamais écrit une lettre contenant un adieu aussi formel, si les choses allaient aussi naturellement qu’elle essayait de le faire croire à Windygates.
Quel terrible malheur était tombé sur Anne ? Blanche était déterminée (tout comme lady Lundie) à découvrir le lieu où son amie se cachait, à la suivre et à lui venir en aide.
Il était clair pour sir Patrick, auquel chacune des deux dames avait ouvert son cœur, dans des entretiens séparés, que sa belle-sœur d’un côté, et sa nièce de l’autre, allaient très probablement, si elles n’étaient pas retenues, se plonger tête baissée dans des actes d’indiscrétion qui ne pouvaient aboutir qu’à des résultats déplorables.
L’autorité d’un homme devenait impérieusement nécessaire à Windygates cette après-midi, et sir Patrick reconnaissait avec désespoir que cet homme, dont on devait attendre la fermeté et la sagesse, c’était lui.
« Beaucoup de choses peuvent être dites pour et contre le célibat », pensait le vieux gentleman, tout en se promenant dans une allée solitaire du jardin.
Et il avait recours plus fréquemment que d’habitude à la tabatière renfermée dans la pomme d’ivoire de sa canne.
« C’est une vérité certaine, se disait-il encore, qu’on peut demeurer garçon ; mais les amis mariés d’un homme, qui ne l’empêchent pas de vivre célibataire si cela lui plaît, ne manquent pas de s’arranger avec un soin diabolique pour qu’il ne puisse jouir des avantages du célibat. »
Les méditations de sir Patrick furent interrompues par l’arrivée de son domestique, qu’il avait chargé de le tenir au courant de la marche des choses.
– Ils sont tous partis, sir Patrick, dit le serviteur.
– C’est un soulagement, Duncan. Nous n’avons plus affaire maintenant qu’aux amis qui résident dans la maison.
– Il n’en reste plus d’autres.
– Ce sont tous des gentlemen ?… Point de dames ?
– Non, sir Patrick.
– Encore un soulagement, Duncan. Très bien. C’est lady Lundie que je verrai la première.
Existe-t-il une sorte de résolution humaine comparable pour la fermeté à celle d’une femme qui s’est mis en tête de découvrir les preuves de la fragilité d’une autre femme, qu’elle hait ? C’est pourtant un être délicat qui crie si une araignée lui tombe sur le cou, qui frissonne à l’approche d’une personne du peuple qui a mangé des oignons. Eh bien ! quand la haine s’en mêle, essayez de contenir cette faible créature !
Sir Patrick trouva Sa Seigneurie dirigeant son enquête. Elle avait imaginé d’instinct le système d’investigation qu’emploie la police en pareil cas.
Quel était le dernier témoin qui avait vu la personne absente ? Quel était le dernier domestique qui avait vu Anne Sylvestre ? Lady Lundie commença par les domestiques mâles, depuis l’intendant, au plus haut degré de l’échelle, jusqu’au garçon d’écurie qui en occupe le dernier échelon ; elle continua par les servantes, depuis la cuisinière dans toute sa gloire jusqu’à la petite fille chargée d’arracher les mauvaises herbes dans le jardin. Lady Lundie en était à interroger le page, quand sir Patrick se présenta.
– Ma chère dame, dit-il, pardonnez-moi de vous rappeler encore que ce pays est un pays libre, et que vous n’avez aucun droit de vous livrer à aucune recherche sur la conduite de miss Sylvestre, après qu’elle a quitté votre maison.
Lady Lundie leva dévotement les yeux au plafond. C’était une martyre du devoir. Oui, si vous eussiez vu Sa Seigneurie à ce moment, vous vous seriez dit à vous-même : voilà une martyre !
– Sir Patrick ! comme chrétienne, ce n’est pas ma manière de considérer les choses. Cette malheureuse personne a vécu sous mon toit. Cette malheureuse personne a été la compagne de Blanche. Je suis responsable… Je suis moralement responsable… Ah ! je donnerais tout au monde pour pouvoir, comme vous, écarter cette idée. Mais non, il faut que j’aie la preuve que cette fille est mariée, et cela dans l’intérêt des convenances, pour le repos de ma conscience inquiète, avant de placer ma tête sur l’oreiller cette nuit, sir Patrick ; oui, avant de placer cette nuit ma tête sur l’oreiller.
– Un mot, lady Lundie.
– Non !… fit Sa Seigneurie du ton le plus doucereusement pathétique. Vous avez raison, je l’avoue, au point de vue mondain ; mais je ne puis prendre les choses au point de vue mondain. Le point de vue mondain me choque.
Elle se tourna en même temps avec une noble gravité du côté du page.
– Vous savez où vous irez, Jonathan, si vous dites un mensonge ?
Jonathan était paresseux, Jonathan était malsain, Jonathan était précocement obèse… mais Jonathan était orthodoxe. Il répondit qu’il le savait ; il fit plus, il nomma le lieu terrible où les mensonges conduisent les menteurs.
Sir Patrick comprit que toute opposition de sa part en ce moment serait plus qu’inutile. Il résolut sagement d’attendre, avant d’intervenir de nouveau, que lady Lundie eût épuisé son enquête.
De plus, comme il était impossible, dans les dispositions d’esprit où se trouvait Sa Seigneurie, de prévoir ce qui pourrait arriver si malheureusement l’enquête à laquelle elle se livrait contre Anne Sylvestre était couronnée de succès, il se décida à prendre des mesures pour que, dans l’intérêt de toutes les parties, les hôtes qui résidaient dans la maison l’eussent quittée dans les vingt-quatre heures.
– Il ne me reste qu’une question à vous adresser, lady Lundie, reprit-il. La position des gentlemen qui résident ici n’est pas agréable. Si vous vous étiez contentée de laisser passer les événements sans avoir l’air d’y prêter attention, vous auriez bien fait. Mais dans l’état des choses, ne pensez-vous pas que, par convenance envers tout le monde, je doive vous décharger du soin de vos hôtes ?
– Comme chef de la famille ? stipula lady Lundie.
– Comme chef de la famille, répondit sir Patrick.
– J’accepte la proposition avec reconnaissance.
– Ne parlez pas de reconnaissance, je vous prie, répliqua sir Patrick.
Il sortit, laissant Jonathan à son interrogatoire. Lui et son frère, le défunt sir Thomas, avaient suivi un genre de vie bien différent, et ils s’étaient peu vus depuis leur enfance.
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