Les souvenirs de sir Patrick, en quittant lady Lundie, semblaient l’avoir reporté à cette époque et lui avoir inspiré une certaine tendresse pour la mémoire de son frère ; il secoua la tête et exhala un petit soupir de tristesse.

« Pauvre Tom ! se dit-il, quand il eut fermé la porte de la pièce où il laissait la veuve de son frère. Pauvre Tom !… »

En traversant l’antichambre, il arrêta le premier domestique qu’il rencontra pour s’enquérir de Blanche. Miss Blanche était à l’étage supérieur, enfermée tranquillement dans sa chambre avec sa camériste.

« Tranquillement, c’est mauvais signe, pensa sir Patrick ; il faudra que j’en sache plus long au sujet de ma nièce ! »

La première chose que le pauvre baronnet avait maintenant à faire, c’était de trouver les hôtes. L’instinct dirigea ses pas vers la salle de billard. C’est là qu’ils étaient réunis en conclave, se consultant sur la conduite qu’ils devaient tenir. Sir Patrick les tira d’embarras en deux minutes.

– Que diriez-vous d’une journée de chasse pour demain ? demanda-t-il.

Tous les hommes présents, chasseurs ou non, répondirent à cette proposition par un assentiment unanime.

– Vous pouvez partir, soit de cette maison, poursuivit sir Patrick, soit d’un pavillon de chasse qui dépend de la propriété de Windygates et qui est situé au milieu des bois, de l’autre côté du marécage. Le temps est assez beau pour l’Écosse, et les chevaux ne manquent pas dans les écuries. Il est inutile de vous cacher, messieurs, que les événements ont pris un certain tour inattendu, dans le cercle de famille de ma belle-sœur. Vous serez toujours les hôtes de lady Lundie, soit que vous choisissiez de rester ici ou de vous rendre au pavillon de chasse. J’ajoute que le déplacement ne doit être qu’une question de vingt-quatre heures… Que décidez-vous ?

Chacun, qu’il fût ou non affligé de rhumatismes, opta pour le pavillon de chasse.

– Très bien, poursuivit sir Patrick. Il est convenu que nous nous rendrons à cheval au pavillon ce soir et que la première chose que nous ferons demain matin sera d’explorer les marécages. Si les événements me le permettent, je serai heureux de vous accompagner et de vous faire les honneurs du domaine. Si j’en suis empêché, je suis sûr que vous m’excuserez pour ce soir et que vous permettrez que l’intendant de lady Lundie prenne ma place et veille à votre bien-être.

Cela accepté, toujours à l’unanimité, sir Patrick laissa les hôtes continuer leurs parties de billard et alla donner les ordres nécessaires aux écuries.

Pendant ce temps, Blanche était restée dans son inquiétante tranquillité au premier étage, et lady Lundie poursuivait son enquête au rez-de-chaussée. Elle avait passé de Jonathan, le dernier domestique mâle attaché au service intérieur, au cocher, le premier de ceux chargés du service extérieur, et en descendant l’échelle hiérarchique homme par homme, elle était arrivée au garçon d’écurie. N’ayant pu recueillir le plus mince renseignement de la bouche des hommes, lady Lundie se rejeta sur les femmes. Elle sonna et fit appeler la cuisinière, Hester Dethridge.

Une personne d’un aspect peu ordinaire entra dans la salle.

Vieille, calme, d’une propreté scrupuleuse, l’air éminemment respectable, ses cheveux gris disposés en bandeaux bien lissés sous son modeste bonnet blanc, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, regardant bien en face la personne qui lui parlait. Telle était Hester Dethridge. À première vue, on se disait : voilà une femme honnête et digne d’inspirer de la confiance.

Mais, en l’examinant de plus près, on en arrivait à se dire aussi : cette femme porte le sceau de quelque terrible souffrance passée.

C’est ce que l’on sentait, plus qu’on ne le voyait, dans l’air d’immuable résignation empreint sur le visage d’Hester et dans le calme de mort qui ne la quittait jamais. Son histoire était une triste histoire, autant qu’on pouvait la connaître.

Elle était entrée au service de lady Lundie à l’époque du mariage de celle-ci avec sir Thomas. Les renseignements donnés sur elle par le pasteur de la paroisse la présentaient comme ayant été mariée à un incorrigible ivrogne, et comme ayant eu à endurer des souffrances inouïes pendant toute la vie de son mari.

Il y avait bien des raisons pour y regarder à deux fois avant de la prendre à son service, bien que maintenant elle fût veuve. Dans l’une des nombreuses occasions où son mari l’avait maltraitée, elle avait reçu un coup terrible destiné à des suites bien singulières. Elle était restée dans un état complet d’insensibilité pendant plusieurs jours, et quand elle était revenue à elle, on s’était aperçu qu’elle avait totalement perdu la parole.

En outre, il y avait quelque chose d’égaré dans son air et ses manières, et elle mettait pour condition, avant d’accepter une place, qu’elle aurait le privilège de prendre son repos de la nuit dans une chambre exclusivement affectée à son usage.

Mais elle était sobre, d’une probité rigide dans tous les marchés, et l’une des meilleures cuisinières d’Angleterre. En considération de ce dernier mérite, le défunt sir Thomas avait décidé qu’elle serait mise à l’épreuve, et l’épreuve avait réussi, car personne n’avait jamais mieux fait dîner sir Thomas que Hester Dethridge.

Hester était demeurée, après sa mort, au service de sa veuve. Lady Lundie était loin de l’aimer. Un soupçon déplaisant s’attachait à cette femme, soupçon auquel sir Thomas ne s’était pas arrêté, mais qui, pour une personne moins sensible au plaisir de bien dîner, devait avoir de l’importance. Des médecins pensaient que Hester feignait le mutisme, pour des raisons qu’elle seule pouvait bien connaître.

Elle avait refusé obstinément d’apprendre l’alphabet des sourds-muets, se fondant sur ce que, dans son cas, la surdité n’était pas associée au mutisme. On imagina stratagèmes sur stratagèmes pour arriver à la faire parler, mais sans succès ; on fit toutes sortes d’efforts pour l’amener à parler de sa vie passée, elle refusa catégoriquement et définitivement de répondre à aucune question de ce genre.

Quelquefois, une subite envie la prenait d’obtenir un jour de congé à passer hors de la maison ; si sa demande n’était pas accueillie, elle se refusait passivement à faire son ouvrage. Si on la menaçait de la renvoyer, elle inclinait la tête d’un air impénétrable, qui semblait dire : « Renvoyez-moi, je m’en vais. »

Bien des fois, lady Lundie avait résolu, ce qui était assez naturel, de ne pas garder une si étrange servante, mais jusqu’alors elle n’avait pas exécuté cette résolution. Une cuisinière en parfaite possession de son art, qu’il n’est pas besoin de surveiller, qui ne souffre pas le gaspillage, qui ne se querelle jamais avec les autres domestiques, qui ne prend jamais de boisson plus forte que le thé, et à laquelle on peut confier de l’argent sans compter, n’est pas une cuisinière qu’on remplace aisément.

Dans la vie de ce monde, on remet à prendre un parti sur certaines personnes et sur certaines choses, comme le faisait lady Lundie à l’égard d’Hester. Cette femme était donc toujours à la veille d’être congédiée, mais jusque-là elle avait gardé sa place, obtenant ce fameux jour de congé quand elle le demandait, ce qui, pour être juste, n’était pas fréquent, et reposant toujours la nuit dans une chambre fermée à clef, exclusivement occupée par elle, en quelque lieu qu’allât la famille.

Hester Dethridge s’avança lentement vers la table devant laquelle lady Lundie était assise.