Une ardoise et un crayon pendaient à son côté, et elle s’en servait quand elle avait à faire une réponse qui ne pouvait être exprimée par un geste.
Elle attendit avec soumission que sa maîtresse commençât l’interrogatoire.
Lady Lundie procéda en suivant la même formule d’enquête employée envers les autres domestiques.
– Savez-vous que miss Sylvestre a quitté la maison ?
La cuisinière fit de la tête un signe affirmatif.
– Savez-vous à quelle heure elle l’a quittée ?
Nouvelle réponse affirmative. La première que lady Lundie eût encore obtenue à ce sujet. Aussi Milady s’empressa de passer à la question suivante.
– L’avez-vous vue depuis qu’elle a quitté la maison ?
Troisième réponse affirmative.
– Où l’avez-vous vue ?
Hester Dethridge écrivit lentement sur une ardoise, d’une écriture ferme et singulièrement bien formée pour une femme de sa condition, les mots suivants :
« Sur la route qui conduit au chemin de fer. Près de la ferme Madame Chew. »
– Qu’aviez-vous à faire à la ferme ?
« J’avais besoin d’œufs pour la cuisine, et j’avais envie de respirer le grand air. »
– Miss Sylvestre vous a-t-elle vue ?
Signe de tête négatif.
– A-t-elle pris le chemin qui conduit à la station ?
Autre signe de tête négatif.
– Elle a continué sa route vers le marécage ?
Réponse affirmative.
– Et, après avoir atteint le marécage ?
Hester Dethridge écrivit :
« Elle a pris le sentier qui conduit à Craig Fernie. »
Lady Lundie se leva de son siège en proie à une vive agitation. Il n’y avait qu’un seul endroit où l’on pouvait aller à Craig Fernie.
– L’auberge !… Quoi !… s’écria Sa Seigneurie, elle est allée à l’auberge !
Hester Dethridge attendait, immobile. Lady Lundie lui adressa une dernière question en quelques mots :
– Avez-vous dit à quelqu’un ce que vous avez vu ?
Réponse affirmative. Lady Lundie ne s’y attendait pas. « Hester Dethridge, pensa-t-elle, doit m’avoir mal comprise. » Écoutez bien, reprit-elle, avez-vous réellement dit à quelqu’un ce que vous venez de m’apprendre ?
Autre signe de tête affirmatif.
– À une personne qui vous a questionnée, comme je viens de le faire ?
Troisième signe affirmatif.
– Quelle est cette personne ?
Hester Dethridge écrivit sur son ardoise :
« Miss Blanche. »
Lady Lundie recula d’un pas, effrayée par cette découverte. Selon toutes les apparences, la résolution de Blanche de suivre miss Sylvestre là où elle s’était réfugiée était aussi fermement arrêtée que l’était la sienne. Et sa belle-fille, qui ne voulait prendre conseil que d’elle-même, pouvait contrarier ses desseins. La manière dont Anne avait quitté maison avait mortellement offensé lady Lundie. En femme vindicative qu’elle était, elle était résolue à découvrir ce qu’il pouvait y avoir de compromettant dans les secrets de l’institutrice et à rendre public ce qu’elle allait apprendre par amour du devoir accompli.
Mais si Blanche agissait, comme il était facile de le prévoir, dans un sens directement opposé, en épousant ouvertement les intérêts d’Anne Sylvestre, il pouvait en résulter des conséquences domestiques que lady Lundie n’était pas préparée à affronter.
La première chose à faire était de prévenir Blanche que ses desseins étaient découverts, et de lui défendre de se mêler en rien de cette affaire scandaleuse.
Lady Lundie sonna deux fois, ce qui signifiait pour les gens de sa maison que Sa Seigneurie requérait les services de sa femme de chambre ; puis elle se tourna vers la cuisinière qui attendait toujours son bon plaisir, calme et immobile comme une statue, son ardoise à la main.
– Vous avez mal agi, dit Sa Seigneurie sévèrement. Je suis votre maîtresse. Vous êtes tenue de répondre à votre maîtresse…
Hester Dethridge inclina la tête, en signe de froide approbation du principe posé.
Ce mouvement de tête était une interruption, lady Lundie s’en offensa.
– Mais miss Blanche n’est pas votre maîtresse, continua-t-elle avec force. Vous êtes fort blâmable d’avoir répondu aux questions de miss Blanche sur miss Sylvestre.
Hester Dethridge, sans se troubler, écrivit sur son ardoise sa justification, en deux phrases bien sèches :
« Je n’avais pas d’ordre pour ne pas répondre. Je ne garde les secrets de personne, si ce n’est les miens. »
Cette réponse trancha la question du renvoi de la cuisinière, question pendante depuis plusieurs mois.
– Vous êtes une insolente ! Je vous ai supportée assez longtemps, je ne vous supporterai pas davantage. Quand votre mois sera fini, vous sortirez de la maison.
Aucun signe ne trahit le plus léger trouble dans la sinistre tranquillité de la cuisinière ; elle inclina la tête, elle acceptait la sentence prononcée ; puis elle laissa retomber l’ardoise à son côté, tourna sur elle-même et quitta la chambre.
Cette femme vivait et travaillait en ce monde, et pourtant, en ce qui touche tous les intérêts humains, elle semblait aussi loin du monde que si elle était couchée dans son tombeau.
La femme de chambre arriva juste au moment où Hester Dethridge sortait.
– Montez chez miss Blanche, dit sa maîtresse, et dites-lui que j’ai besoin d’elle ici… Attendez une minute !
Elle réfléchit. Blanche pouvait refuser de se soumettre aux ordres de sa belle-mère. Il pourrait être nécessaire d’avoir recours à l’autorité supérieure de son tuteur.
– Savez-vous où est sir Patrick ? demanda lady Lundie.
– J’ai entendu Simpson dire que sir Patrick était aux écuries, Milady.
– Envoyez Simpson porter mes compliments à sir Patrick et lui dire que je désire le voir immédiatement.
Les préparatifs de départ pour le rendez-vous de chasse venaient d’être terminés. Restait une question à trancher : sir Patrick accompagnerait-il les hôtes de lady Lundie ?
Le domestique parut, chargé du message de sa maîtresse.
– Voulez-vous m’accorder un quart d’heure, messieurs ? demanda sir Patrick. À l’expiration de ce temps, je saurai d’une façon positive si je puis, oui ou non, partir avec vous.
Naturellement, les hôtes consentirent à attendre. Les plus jeunes parmi eux, en leur qualité d’Anglais, occupèrent le loisir qui leur était laissé à faire des paris.
Sir Patrick sortirait-il vainqueur de la crise domestique ou la crise domestique serait-elle plus forte que sir Patrick ?
On pariait deux contre un pour la défaite du baronnet.
Ponctuellement, à l’expiration du quart d’heure, sir Patrick reparut. La crise domestique n’avait pas été la plus forte. Sir Patrick avait gagné la partie.
– Les choses sont arrangées pour le mieux, messieurs ; et je puis vous accompagner, dit le baronnet. Il y a deux routes pour se rendre au pavillon de chasse : l’une, la plus longue, passe par Craig Fernie. Je suis obligé de vous prier de prendre avec moi ce chemin. Pendant que vous continuerez votre route vers le cottage, il faudra que je reste en arrière pour dire un mot à une personne qui réside à l’auberge.
Il avait tranquillisé lady Lundie, il avait même tranquillisé Blanche. Mais, évidemment, c’était à la condition de se rendre à leur place à Craig Fernie et de voir lui-même Anne Sylvestre. Sans un mot d’explication de plus, il monta à cheval et prit la tête de la cavalcade.
Les chasseurs s’éloignèrent de Windygates.
DEUXIÈME SCÈNE
L’AUBERGE
9
ANNE
– Vous me permettrez de vous rappeler encore, ma jeune dame, que l’hôtel est rempli… à l’exception de ce salon et de la chambre à coucher qui en dépend.
Ainsi parlait Mrs Inchbare, la propriétaire de l’auberge de Craig Fernie, à Anne Sylvestre, debout dans le hall, sa bourse à la main, et offrant de payer le prix des deux chambres qu’elle demandait à occuper.
Cela se passait dans l’après-midi.
À la même heure, Geoffrey Delamayn sautait dans le train qui devait le conduire à Londres ; à la même heure, Arnold Brinkworth, après avoir traversé le marécage, gravissait la première montée qui conduisait à l’auberge.
Mrs Inchbare était grande, maigre, décente et sèche. Sa très gracieuse chevelure voletait autour de sa tête en petits tire-bouchons d’un blond jaune.
1 comment