Les os de Mrs Inchbare saillaient partout sous son corsage, comme ses rudes principes presbytériens dans son langage. En résumé, c’était une femme farouchement respectable, qui se montrait sans détour, et telle que la nature l’avait faite, dans l’administration de sa respectable auberge.

Il n’y avait pas à discuter avec Mrs Inchbare.

Elle fixait elle-même ses prix, et dictait ses conditions. Si vous éleviez une objection contre les unes, si vous vous révoltiez contre les autres, vous étiez libre de vous en aller, ou, en d’autres termes, d’errer sans gîte à la recherche des maigres abris naturels qu’offre un désert écossais.

Le village de Craig Fernie était un assemblage de cahutes. Ce petit coin de pays, borné d’un côté par la montagne et de l’autre par le marécage, ne possédait pas d’autre maison ouverte au public dans un rayon de plusieurs miles.

Il n’y avait que les touristes enragés de la Grande-Bretagne qui eussent l’idée de venir chercher là le lit et le repos, et nul autre que Mrs Inchbare n’avait à offrir à prix d’argent un repas et un lit.

Or, il n’était pas dans le monde entier d’hôtelière plus indépendante que la maîtresse de l’auberge de Craig Fernie.

La crainte la plus forte qui se puisse éprouver dans les pays civilisés, la crainte d’être citée défavorablement dans les journaux, était inconnue à l’autocrate de Craig Fernie. Vous pouviez vous emporter, la menacer de faire insérer sa note dans les gazettes les plus répandues : « Eh ! monsieur, répliquait-elle, envoyez ma note où il vous plaira, pourvu que vous commenciez par la payer. Jamais un journal n’a franchi le seuil de ma porte. Vous avez l’Ancien et le Nouveau Testament dans votre chambre, l’Histoire naturelle du comté de Perth est à votre disposition sur la table du café, si cela ne suffit pas pour vos lectures, vous n’avez qu’à retourner dans le Sud. »

Telle était l’auberge où Anne Sylvestre venait de se présenter seule, un petit sac de nuit à la main.

Telle était la femme dont elle espérait vaincre la résistance à la recevoir en lui montrait sa bourse.

– Dites le prix que vous voulez pour ces deux chambres, fit-elle, je suis prête à vous payer d’avance.

Sa Majesté Mrs Inchbare n’eut même pas un regard pour la pauvre petite bourse de sa sujette.

– La question se réduit à ceci, madame, répondit-elle, je ne puis pas prendre votre argent, si je ne puis pas vous louer les deux seules chambres qui restent libres dans ma maison. L’hôtel de Craig Fernie est un hôtel de famille et il a sa bonne renommée à garder. Vous êtes beaucoup trop jolie pour voyager seule.

Il fut un temps où Anne Sylvestre aurait vertement répondu, mais les nécessités de sa position la rendaient maintenant patiente.

– Je vous ai déjà dit, répliqua-t-elle, que mon mari va venir me rejoindre.

Elle soupira douloureusement, en répétant l’histoire qu’elle avait préparée à l’avance, et se laissa tomber sur le siège le plus proche, comme si elle était incapable de se tenir debout plus longtemps.

Mrs Inchbare la regarda avec autant de compassion qu’elle aurait pu montrer pour un chien errant qui serait tombé de fatigue à sa porte.

– Bien ! bien ! à votre aise. Attendez un moment et reposez-vous. Vous ne perdrez rien pour cela et nous verrons si votre mari arrive. Je préfère louer mes chambres à lui qu’à vous et, sur ce, je vous souhaite le bonjour.

Après avoir ainsi fait connaître son bon plaisir, l’autocrate de l’auberge de Craig Fernie se retira.

Anne ne répondit rien. Elle regarda l’hôtesse sortir du hall, elle ne put se contraindre plus longtemps. Dans sa situation cruelle, ces soupçons étaient doublement insultants. Des larmes de honte remplirent ses yeux ; elle avait un mal de tête qui la torturait sans merci.

Un léger bruit qui se produisit dans l’entrée la fit tressaillir, elle releva la tête et elle découvrit, dans un coin, un homme qui époussetait les meubles. Suivant toute apparence, c’était un domestique de la maison. C’est lui qui l’avait introduite dans le hall à son arrivée, mais depuis il s’était tenu si tranquille qu’elle n’avait pas remarqué sa présence.

C’était un vieillard ; il avait un œil éteint et fermé, l’autre vif et joyeux. Sa tête était chauve et ses pieds goutteux ; son nez était justement célèbre, comme le plus grand et le plus rouge qui existât dans cette partie de l’Écosse.

L’indulgente sagesse que donnent les années s’exprimait mystérieusement dans son doux sourire, et ses manières révélaient cet heureux mélange de deux extrêmes : la servilité et l’indépendance, mélange qui ne se rencontre que chez les Écossais.

Une énorme impudence native qui amusait sans jamais offenser, un fonds incommensurable de finesse sous son air stupide et jovial, tel était le bonhomme.

Quelque quantité de whisky qu’il absorbât, il n’était jamais ivre ; avec quelque violence qu’on mit les sonnettes en branle, il ne se hâtait jamais davantage.

Ce premier garçon de l’auberge de Craig Fernie était connu dans tout le pays sous le nom de maître Bishopriggs : il était le bras droit de Mrs Inchbare.

– Que faites-vous ici ? demanda vivement Anne Sylvestre.

Maître Bishopriggs tourna sur ses pieds goutteux, agita son plumeau en l’air, se mit à regarder Anne avec son doux et paternel sourire.

– Eh ! j’étais en train d’épousseter les meubles et de mettre la chambre en ordre pour vous.

– Pour moi ? Avez-vous entendu ce qu’a dit l’hôtesse ?

Maître Bishopriggs s’avança d’un air confidentiel et montra du doigt la bourse qu’Anne tenait encore à la main.

– Ne vous offensez pas de ce que dit l’hôtesse, dit le vénérable chef des garçons de Craig Fernie. Votre bourse parle pour vous, ma fille… Ôtez cela ! s’écria-t-il en agitant son plumeau comme pour chasser loin de lui la tentation. Mettez-la dans votre poche. Aussi longtemps que durera le monde et tant qu’il lui restera un écu dans sa bourse, il y aura du bon chez la femme.

La patience d’Anne Sylvestre, qui avait résisté à de rudes épreuves, lui échappa pour cette fois.

– Quelle est votre intention en me parlant sur ce ton familier ? demanda-t-elle.

En même temps elle se levait avec colère.

Maître Bishopriggs glissa son plumeau sous son bras et se mit en devoir de prouver à Anne qu’il partageait la manière de voir de l’hôtesse sur sa position, sans partager la sévérité de ses principes.

– Il n’y a pas d’homme au monde, fit-il observer modestement, qui ait plus d’indulgence pour la fragilité humaine que moi. Je n’ai pas l’intention d’être familier avec vous, moi qui suis assez vieux pour être votre père et qui suis prêt à me montrer un père pour vous, quand nous nous connaîtrons mieux. Eh ! eh ! commandez votre dîner, mon enfant. Que vous ayez un mari ou non, vous avez un estomac, et il faut lui donner de la nourriture. Il y a du poisson et de la volaille. Peut-être restera-t-il du ragoût de mouton, quand on aura desservi la table d’hôte.

Il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser de lui.

– Commandez pour moi ce que vous voudrez, dit Anne, et sortez d’ici !

Maître Bishopriggs approuva grandement le premier membre de phrase, mais ne tint aucun compte du second.

– Oui, oui, remettez vos petits intérêts entre mes mains, c’est ce qu’il y a de plus sage à faire. Demandez maître Bishopriggs ! c’est moi ! quand vous aurez besoin d’un homme capable de vous donner un bon conseil. Rasseyez-vous, rasseyez-vous et n’arrachez pas les bras du fauteuil. Eh ! eh ! votre mari va venir, vous le savez, et pour sûr il aura besoin de se reposer.

Sur cette agréable plaisanterie, le vénérable Bishopriggs cligna de l’œil et sortit enfin.

Anne consulta sa montre. D’après son calcul, l’heure n’était pas éloignée où elle pourrait espérer voir arriver Geoffrey à l’auberge, en supposant qu’il eût quitté Windygates à l’heure convenue.