Encore un peu de patience, et les scrupules de l’hôtesse seraient satisfaits et son supplice aurait pris fin.
N’aurait-elle pu lui donner rendez-vous ailleurs que dans cette odieuse maison et parmi ces odieuses gens ?
Non, hors des murs de Windygates, elle n’avait pas un ami dans toute l’Écosse pour lui venir en aide. Elle n’avait pas eu d’autre lieu à choisir que cette auberge.
Et encore devait-elle se trouver heureuse que Craig Fernie fût situé dans un endroit écarté. Là, du moins, il était peu à craindre de voir arriver quelque ami de lady Lundie. Et d’ailleurs, quelques risques qu’elle courût, le but qu’elle visait la justifiait de s’y exposer. Tout son avenir dépendait du consentement de Geoffrey à faire d’elle une honnête femme.
Il ne s’agissait pas de la vie qu’elle devait mener avec lui. Sous ce rapport, il n’y avait plus d’espoir à conserver. Sa destinée était perdue. Mais sa situation vis-à-vis de Blanche !
Elle ne songeait plus qu’à cela, qu’à Blanche !
La tristesse la gagnait de plus en plus et de nouvelles larmes lui vinrent aux yeux. Mais cette tristesse ne pouvait qu’irriter Geoffrey s’il arrivait et s’il la trouvait en pleurs. Elle essaya donc de changer le cours de ses pensées en faisant l’inspection de cette plus que modeste pièce.
Bonne maison, que l’auberge de Craig Fernie, solidement bâtie, belles pierres, et c’est en quoi elle ne ressemble point aux autres auberges de deuxième ordre de l’Angleterre.
Dans cette pièce, on voyait d’abord le fameux sofa de crin noir, fait de façon à vous faire glisser par terre quand vous vouliez vous y asseoir. On y voyait les éternels fauteuils bien vernis, fabriqués tout exprès pour mettre à l’épreuve la sensibilité de l’échine humaine !
Les murs étaient, comme c’est l’usage, tendus d’un papier éclatant dont le dessin faisait mal aux yeux et donnait le vertige. Ils étaient décorés des sempiternelles gravures que l’Anglais en voyage ne se lasse jamais de contempler : le portrait de la Souveraine, à la première place d’honneur ; celui du plus grand des êtres humains, le duc de Wellington à la deuxième place d’honneur ; celui du plus grand des personnages après le duc, c’est-à-dire l’image de monsieur le membre du Parlement du comté, à la troisième place d’honneur ; et enfin une scène de chasse reléguée dans l’ombre.
La porte qui faisait face à l’entrée donnant sur le corridor s’ouvrait sur une chambre à coucher, la fenêtre prenait vue sur un grand espace de terrain, qui descendait en pentes rapides et se terminait par le marécage au pied de la montagne.
Anne détourna ses regards de la pièce pour contempler ce triste paysage. Depuis une demi-heure, le temps avait bien changé. Les nuages s’étaient amoncelés, le sol avait disparu, un jour gris et triste éclairait la montagne. Anne quitta la fenêtre aussi peu satisfaite de ce qu’elle voyait au-dehors qu’elle l’avait été de l’entrée. Elle venait de s’asseoir sur le sofa pour essayer de s’y reposer un moment quand un bruit de voix et des pas, venant du corridor, frappèrent son oreille.
Parmi les voix, distinguait-elle celle de Geoffrey ? Non.
Étaient-ce des étrangers qui arrivaient ?
L’hôtesse, après tout, avait refusé de lui louer ces deux chambres. Il était donc possible que des étrangers vinssent pour les visiter. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui ils étaient. Dans sa frayeur bien naturelle, Anne s’enfuit dans la chambre et s’y enferma.
La porte qui donnait sur le corridor s’ouvrit : Arnold Brinkworth, introduit par maître Bishopriggs, entra dans le salon.
– Personne ! s’écria-t-il, en promenant son regard autour de la pièce. Où est-elle ?
Maître Bishopriggs montra la porte de la chambre.
– Eh ! votre bonne dame est là, sans aucun doute.
Arnold tressaillit. Il n’avait pas bien vu les difficultés de cette triste affaire quand Geoffrey et lui l’avaient discutée ensemble à Windygates et qu’il avait consenti à se présenter à l’auberge comme le mari d’Anne Sylvestre. Mais la mise en action de cette tromperie lui causait un immense embarras. Il se trouvait en face du garçon désignant Anne Sylvestre comme sa bonne dame, et laissait tout naturellement, selon les convenances, le soin au mari de frapper à la porte de la chambre à coucher.
Dans son trouble et ne sachant que faire, Arnold s’avisa de demander l’hôtesse, qu’il n’avait pas vue à son arrivée à l’auberge.
– Madame est occupée à mettre à jour les livres de l’hôtel, répondit Bishopriggs. Elle sera ici bientôt, la pauvre femme, pour savoir de vous qui et ce que vous êtes, et remplir ses devoirs de maîtresse de maison ; ils sont bien lourds pour ses épaules.
Puis il laissa de côté la question de l’hôtesse, pensant qu’il était bien temps d’insinuer quelque chose dans son intérêt personnel.
– J’ai veillé au confort de Madame, murmura-t-il ; fiez-vous à moi !… fiez-vous-en à moi.
L’attention d’Arnold était absorbée par la recherche d’un moyen conforme aux bienséances et à la délicatesse pour annoncer son arrivée à Anne.
– Comment la faire sortir ? disait-il en jetant un regard anxieux vers la chambre à coucher.
Il avait parlé assez haut pour que le garçon d’hôtel l’entendît. L’air de perplexité d’Arnold se refléta immédiatement sur le visage de maître Bishopriggs. Le premier garçon de l’auberge de Craig Fernie possédait une expérience considérable des us et coutumes des nouveaux mariés pendant l’excursion de la lune de miel.
Il avait été le second père, avec d’excellents résultats pécuniaires pour lui, d’une innombrable quantité de jeunes époux et de jeunes épouses. Il connaissait toutes les variétés de ce petit monde : les couples qui essayent d’avoir l’air d’être mariés depuis années ; les couples qui n’ont recours à aucun déguisement et qui prennent conseil des autorités compétentes qu’ils rencontrent autour d’eux ; les couples qui bavardent sans pudeur devant des tiers et ceux qui gardent un timide silence, les couples qui ne savent que faire ; les couples qui voudraient que ces premiers temps fussent passés ; les couples devant lesquels il ne faut jamais se présenter sans avoir préalablement frappé trois fois à la porte ; les couples enfin qui peuvent boire et manger dans les intervalles de leurs amoureux transports et ceux qui ne le peuvent pas.
Mais le nouveau marié qui reste tout embarrassé d’un côté de la porte, tandis que la jeune épouse reste enfermée de l’autre, c’était une nouvelle variété de l’espèce, même pour les yeux expérimentés de maître Bishopriggs ; il ne la connaissait pas.
– Comment la faire sortir ?… répéta-t-il. Je vais vous en montrer le moyen.
Il avança d’un pas aussi vif que le lui permettaient ses pieds goutteux et frappa.
– Eh ! madame, le voilà en chair et en os. Bénédiction du ciel ! Allez-vous fermer la porte de la chambre nuptiale à votre mari ?
À cette question, sans réponse possible, on entendit la clef tourner dans la serrure. Maître Bishopriggs cligna de son bon œil en se tournant du côté d’Arnold et plaça, d’un air malin, son doigt le long de son énorme nez, ce qui voulait dire : « Je serai parti avant qu’elle ne tombe dans vos bras ! Vous pouvez y compter, et je ne rentrerai pas sans frapper, vous pouvez en être sûr. »
Il laissa donc Arnold seul dans le salon.
La porte de la chambre s’ouvrait lentement.
Anne, parlant à voix basse, se fit entendre derrière cette porte :
– Est-ce vous, Geoffrey ?
Le cœur d’Arnold commença à battre bien fort en voyant que tout allait se découvrir.
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