Ces trois mots articulés lentement et à voix basse tombèrent de ses lèvres avec une indéfinissable expression de désespoir.

– Vous êtes dans l’erreur ! s’écria Arnold. Vrai… vrai… vous vous trompez ! Ce n’est pas une excuse qu’il vous envoie, c’est la vérité. J’étais là lorsqu’il a reçu le message au sujet de son père.

Elle n’avait pas l’air de l’entendre et ne faisait pas un mouvement. Elle répétait tout bas :

– Il m’a abandonnée !

– Ne prenez pas les choses de cette façon, je vous en supplie, dit-il, c’est affreux de vous entendre parler ainsi. Je suis sûr qu’il ne vous a pas abandonnée.

Pas de réponse. Elle demeurait assise dans une immobilité de statue. Impossible d’appeler l’hôtesse dans un pareil moment. Ne sachant que faire pour la tirer de cet état de torpeur, Arnold tira une chaise auprès de la sienne et lui posa timidement la main sur l’épaule.

– Allons, lui dit-il de son air de bon garçon, ranimez-vous un peu !

Elle tourna lentement la tête et le regarda avec une morne surprise.

– Ne m’avez-vous pas dit qu’il vous avait tout appris ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Et vous ne méprisez pas une femme telle que moi ?

Le bon cœur d’Arnold, à cette terrible question, lui rappela le souvenir d’une autre femme, souvenir éternellement sacré ; il se rappela celle qui l’avait porté dans son sein et lui avait donné l’être.

– Un homme, dit-il, peut-il penser à sa mère et mépriser une femme ?

Cette réponse fit éclater la douleur qu’Anne cherchait à contenir. Elle lui tendit la main, le remercia d’une voix faible, et les larmes vinrent enfin la soulager.

Arnold se leva tout désespéré et se dirigea vers la fenêtre.

– J’ai pourtant de bonnes intentions, se disait-il, et je ne fais qu’augmenter sa peine !

Elle l’entendit et fit un effort pour reprendre de l’empire sur elle-même.

– Non, répondit-elle. Vous me faites du bien au contraire. Ne vous occupez pas de mes larmes.

Elle le regarda avec reconnaissance.

– Je ne veux pas vous affliger, Mr Brinkworth. Je vous dois des remerciements et je vous les exprime. Revenez, ou je croirai que vous êtes fâché contre moi.

Arnold revint auprès d’elle et, de nouveau, elle lui tendit sa main.

– On ne comprend pas les gens tout de suite, dit-elle simplement. Je croyais que vous étiez comme les autres hommes, je ne savais pas combien vous êtes bon. Êtes-vous venu à pied jusqu’ici ? ajouta-t-elle en faisant un effort pour changer le sujet de conversation. Êtes-vous fatigué ? Je n’ai pas été fort bien reçue ici, mais je crois pouvoir vous procurer tout ce que la maison peut offrir.

Comment ne pas se sentir touché au fond du cœur ? Comment ne pas s’intéresser à cette pauvre femme ? L’honnête désir d’Arnold de lui venir en aide s’exprima trop ouvertement peut-être.

– Tout ce que je désire, miss Sylvestre, reprit-il, c’est de vous être de quelque utilité, si c’est possible. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour rendre votre position plus supportable ? Vous resterez ici, n’est-ce pas ? C’est le désir de Geoffrey…

Elle tressaillit et détourna ses regards.

– Oui !… oui !… répondit-elle vivement.

– Vous aurez des nouvelles de Geoffrey, continua Arnold, demain ou après-demain. Je sais qu’il a l’intention de vous écrire.

– Pour l’amour du ciel, ne me parlez plus de lui ! s’écria-t-elle. Comment voulez-vous que j’ose vous regarder en face ?

Ses joues se colorèrent vivement et son regard s’arrêta encore un moment sur Arnold.

– Songez-y ! je suis sa femme, si sa promesse a quelque valeur. Il m’a engagé sa parole par tout ce qu’il y a de plus sacré !

Elle s’arrêta avec un mouvement d’impatience.

– Qu’est-ce que je dis ? Quel intérêt pouvez-vous prendre à ce misérable débat entre nous ?… Ne parlons plus de cela. J’ai autre chose à vous dire. Revenons aux ennuis que j’ai eus à subir ici. Avez-vous vu la patronne de l’auberge à votre arrivée ?

– Non, je n’ai vu que le garçon.

– La patronne de l’hôtel a soulevé d’absurdes difficultés pour me louer ces chambres, parce que je venais seule.

– Elle ne fera plus de difficulté maintenant, dit Arnold ; j’ai arrangé l’affaire.

– Vous !

Arnold sourit. Après ce qui s’était passé, il éprouvait un agréable soulagement à considérer le côté comique de sa position dans l’auberge.

– Certainement, répondit-il, quand j’ai demandé la dame qui était arrivée seule dans l’après-midi.

– Ah ?

– On m’avait dit, dans votre intérêt, de la demander comme ma femme.

Anne le regarda avec un effroi mêlé de surprise.

– Vous m’avez demandée comme votre femme ? répéta-t-elle.

– Oui. Je n’ai pas eu tort, n’est-ce pas ? Au reste, je ne pouvais faire autrement : Geoffrey m’avait dit que vous étiez convenue avec lui de vous présenter comme une jeune femme dont le mari allait la rejoindre.

– Je ne pensais qu’à lui en disant cela ; je ne pouvais songer à vous.

– C’est assez naturel. Néanmoins, cela revient au même pour les gens de la maison, n’est-il pas vrai ? Je vais tâcher de mieux m’expliquer. Geoffrey m’avait dit que votre position ici dépendait de mon consentement à me présenter de la même façon qu’il l’aurait fait si c’était lui qui était venu.

– Il n’avait pas le droit de vous dire cela !

– Il n’en avait pas le droit ?… Après ce que vous m’avez dit de la propriétaire, jugez de ce qui serait arrivé si j’avais agi autrement. Je n’ai pas beaucoup d’expérience de toutes ces choses. Mais permettez-moi de vous demander s’il n’aurait pas été au moins imprudent à moi, à mon âge, de vous demander en qualité d’ami ? Ne pensez-vous pas que dans ce cas la patronne aurait fait encore plus de difficultés pour vous louer ces chambres ?

Incontestablement l’hôtesse aurait alors refusé net. Et le mensonge auquel Arnold avait eu recours en se présentant dans l’auberge, Anne l’avait elle-même rendu nécessaire dans son propre intérêt.