Elle n’était pas blâmable pour cela, car il lui était évidemment impossible à elle de prévoir le départ de Geoffrey pour Londres.

Néanmoins, elle éprouvait un pénible sentiment de responsabilité, une crainte vague de ce qui pouvait arriver. Elle se rassit brusquement, en froissant son mouchoir sur ses genoux, et ne répondit rien.

– Ne supposez pas que je voie du mal à ce petit stratagème, poursuivit Arnold ; je sers un vieil ami, et je viens en même temps en aide à la femme qui sera bientôt la sienne.

Anne se releva brusquement et le surprit par une question inattendue.

– Mr Brinkworth, dit-elle, pardonnez-moi l’impolitesse apparente de ce que je vais vous dire. Quand comptez-vous vous en aller ?

Arnold partit d’un éclat de rire.

– Quand je serai parfaitement sûr que je ne puis plus rien faire pour vous être utile, répondit-il.

– Je vous en prie, ne pensez pas à moi plus longtemps.

– Dans la situation où vous êtes, à qui puis-je penser ?

Anne posa doucement sa main sur le bras d’Arnold et répondit :

– À Blanche !

– Blanche ?… répéta Arnold, tout à fait incapable de la comprendre.

– Oui, Blanche. Elle a trouvé le temps de me dire ce qui s’est passé ce matin, avant que je quitte Windygates. Je sais que vous lui avez fait l’offre de votre main… Je sais que vous devez l’épouser…

Arnold fut ravi de ce qu’il entendait. Jusqu’alors, il s’était purement et simplement senti peu disposé à quitter Anne ; maintenant, il était complètement déterminé à rester auprès d’elle.

– Ne comptez pas que je parte, après ce que vous venez de me dire. Reprenez votre chaise. Nous allons causer de Blanche.

Anne refusa avec un geste d’impatience. Mais Arnold prenait un vif, trop vif intérêt à ce sujet de conversation pour y prendre garde.

– Vous connaissez les goûts, les habitudes de Blanche, reprit-il, ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Il est de la plus haute importance que j’aie avec vous une conversation sur tout cela. Quand nous serons mariés, Blanche fera sa volonté en toutes choses. C’est mon idée sur les devoirs d’un mari. Bon, vous êtes encore debout ; laissez-moi vous donner un fauteuil.

Il aurait été cruel dans d’autres circonstances, et il aurait même été impossible de ne pas céder à son désir, mais une crainte vague s’était emparée de l’esprit d’Anne ; elle se disait que les conséquences de la démarche d’Arnold pouvaient être trop sérieuses.

Elle n’avait pas une bien claire conception, et, pour être juste envers Geoffrey, nous devons ajouter qu’il n’en avait pas lui-même une plus nette, des risques que courrait son ami en se chargeant de la mission qu’il venait d’accomplir à l’auberge.

Ni l’un ni l’autre n’avaient une idée précise des mesures de précaution et des garanties préventives, qui font de la loi du mariage en Écosse, même au temps présent, un piège toujours ouvert.

Mais si l’esprit de Geoffrey était incapable de voir au-delà des nécessités du moment, l’intelligence plus fine d’Anne Sylvestre lui faisait comprendre qu’en un pays qui offre de telles facultés pour les mariages secrets, un homme ne pouvait faire ce qu’Arnold avait fait sans s’exposer à de redoutables suites.

C’est remplie de cette pensée qu’elle refusa de prendre le fauteuil et de causer de Blanche, comme il disait.

– Quoi que vous ayez à dire au sujet de Blanche, Mr Brinkworth, fit-elle, cela peut être dit dans un autre moment mieux choisi. Je vous prie de me laisser seule.

– Vous laisser ?

– Oui, abandonnez-moi à la solitude et au chagrin que j’ai mérité. Merci et adieu.

Arnold ne chercha pas à dissimuler son désappointement et sa surprise.

– S’il faut que je parte, je partirai, dit-il. Mais pourquoi avez-vous tant de hâte à me renvoyer ?

– Je ne veux pas que vous vous trouviez dans la nécessité de m’appeler votre femme devant les gens de l’auberge.

– Est-ce là tout ce qui vous préoccupe ?… Que craignez-vous ?

Elle eût été bien embarrassée de lui rendre un compte exact de ses appréhensions et surtout de les exprimer. Dans son désir bien arrêté de trouver une bonne raison qui pût le décider à partir, elle ramena elle-même la conversation sur Blanche, après avoir refusé de l’accepter un moment auparavant.

– J’ai deux raisons pour être effrayée, dit-elle : l’une que je dois taire et l’autre que je puis dire. Supposez que Blanche apprenne ce que vous avez fait pour moi. Plus longtemps vous resterez ici, plus de personnes vous y verront, et plus il y aura de chances qu’elle puisse en entendre parler.

– Eh bien, quand elle l’apprendrait ? demanda Arnold avec sa noble franchise. Pensez-vous qu’elle pourrait se fâcher contre moi, pour avoir cherché à vous servir ?

– Ah ! répondit vivement Anne, si elle était jalouse de moi ?

L’admiration sans limites qu’Arnold éprouvait pour Blanche se trahit en deux mots : il s’exprima vraiment sans le plus léger déguisement, sans aucun détour.

– C’est impossible ! dit-il.

Certes, Anne Sylvestre était bien malheureuse ; cependant, un demi-sourire éclaira son visage.

– Sir Patrick vous dira, Mr Brinkworth, que rien n’est impossible quand il s’agit des femmes.

Mais elle abandonna ce ton léger et continua plus sérieusement que jamais :

– Vous ne connaissez pas le cœur de Blanche aussi bien que je le connais moi-même. Une fois encore, je vous supplie de partir. Je n’aime pas votre présence ici, dans les conditions où vous y êtes venu, Mr Brinkworth.

Elle lui tendait la main pour prendre congé de lui quand on frappa bruyamment à la porte.

Anne tomba sur la chaise qui se trouvait près d’elle en étouffant un cri de frayeur. Arnold, tout à fait incapable de comprendre ce qui se passait en elle, lui demanda de quoi elle avait peur, et répondit simplement :

– Entrez !

10

MAÎTRE BISHOPRIGGS

On frappa de nouveau et plus fort que la première fois.

– Êtes-vous sourd ? cria Arnold.

La porte s’ouvrit peu à peu, de quelques centimètres à la fois. Maître Bishopriggs apparut mystérieusement avec une nappe sous le bras, et suivi par son subordonné qui portait sur un plateau le service de table, comme on disait à Craig Fernie.

– Que diable attendiez-vous donc ? demanda Arnold. Je vous avais dit d’entrer.

– Et moi je vous avais dit, répondit maître Bishopriggs, que je n’entrerais pas sans avoir préalablement frappé.

Puis il continua, après avoir renvoyé son subordonné, et tout en mettant la nappe de ses propres mains :

– Croyez-vous que j’aie vécu ici dans une aveugle ignorance de la façon dont les jeunes mariés passent leur temps quand ils sont seuls ? Frapper deux coups à la porte et après cela n’ouvrir qu’avec une certaine hésitation, n’est-ce pas le moins qu’on puisse faire pour eux ? Comment croyez-vous maintenant que je vais placer votre couvert et celui de votre dame ?

Anne s’approcha de la fenêtre sans chercher à déguiser le dégoût que lui faisait éprouver cette conversation ; mais Arnold trouvait Bishopriggs tout à fait plaisant et il se prêta maladroitement à ce grossier badinage.

– Un couvert à gauche et l’autre à droite de la table, je suppose.

– Point du tout, riposta Bishopriggs d’un grand air de dédain ; je ne ferai rien de semblable. Je placerai vos chaises aussi rapprochées que possible l’une de l’autre. Eh ! eh ! ne m’est-il pas arrivé, Dieu sait combien de fois, après avoir eu le soin de frapper à la porte, de surprendre la jeune épouse dînant sur les genoux de son mari et le faisant manger avec sa fourchette comme un petit enfant ?… Eh ! ajouta en soupirant le sage de Craig Fernie, elle est courte et joyeuse cette période de la vie des jeunes mariés. Un mois pour roucouler et le reste de leurs jours pour s’étonner d’avoir pu être aussi fous et pour désirer que ce temps de folie puisse revenir. Vous prendrez bien une bouteille de sherry, n’est-ce pas ? Et ensuite une goutte de genièvre pour faciliter la digestion ?

Arnold fit un signe d’assentiment, et sur un appel muet d’Anne, la rejoignit à la fenêtre. Bishopriggs les considéra attentivement ; il remarqua qu’ils causaient à voix basse et approuva cette manière de procéder, qui était conforme aux habitudes des jeunes couples en présence d’une tierce personne chargée de les servir dans les hôtels.

– Oui !… oui !… dit-il en lançant un coup d’œil au jeune homme par-dessus son épaule ; oui… allez… allez auprès de votre bien-aimée ! et laissez-moi le soin du côté sérieux de la vie.