Vous avez pour vous l’autorité des Saintes Écritures : L’homme doit quitter son père et sa mère (je suis votre père) pour s’attacher à son épouse. Certes ! s’attacher est une expression bien forte.
Il secoua la tête d’un air pensif et se dirigea vers une table de desserte placée dans un coin.
Là, il prenait un couteau pour couper le pain quand son bon œil aperçut un morceau de papier froissé entre la table et le mur. C’était la lettre de Geoffrey qu’Anne Sylvestre avait jetée loin d’elle, dans le premier mouvement de son indignation. Ni elle ni Arnold n’avaient plus pensé depuis à ce chiffon de papier.
– Qu’est-ce que je vois là-bas ? murmura Bishopriggs entre ses dents. Une malpropreté dans la chambre après que je l’ai faite et époussetée de mes propres mains !
Il ramassa le papier et le déplia en partie.
– Eh ! qu’est-ce que cela ? De l’écriture à l’encre ! et de l’écriture au crayon ! À qui ce billet peut-il bien appartenir ?
Il regarda furtivement du côté d’Anne et d’Arnold. Ils continuaient de causer tout bas, lui tournant le dos et regardant par la croisée.
« C’est un papier oublié, jeté au rebut, pensa Bishopriggs. Maintenant, que ferait un imbécile qui l’aurait trouvé ! Un imbécile s’en servirait pour allumer sa pipe, sauf à se demander après s’il n’aurait pas mieux fait de le lire. Que doit faire un sage en un cas semblable ? »
Il se répondit d’une façon pratique à cette question en mettant la lettre dans sa poche.
« Cela vaut la peine d’être gardé, ou cela n’en vaut pas la peine ; cinq minutes d’examen dans la solitude suffiront pour trancher la question… »
– Je vais apporter le dîner, dit-il à haute voix en s’adressant à Arnold. Songez que je ne pourrai pas frapper quand mes mains seront chargées d’un plateau déjà trop lourd pour mes pauvres pieds affligés de la goutte.
Sur cet avertissement amical, maître Bishopriggs se dirigea vers la région des cuisines.
– Vous voyez que nous n’y pouvons rien, dit Arnold, le garçon est allé chercher le dîner. Que penserait-on dans la maison si je partais et si je laissais ma femme dîner seule ?
Il était si évidemment nécessaire de sauver les apparences pour le moment qu’il n’y avait rien à répondre. Arnold commettait une imprudence, et pourtant, dans les circonstances présentes, Arnold avait raison.
Le déplaisir qu’en ressentit Anne, forcée d’arriver à cette conclusion, se traduisit par un mouvement d’impatience, le premier qui lui eût encore échappé. Elle laissa Arnold à la fenêtre et regagna le sofa. « Une malédiction me poursuit ! pensa-t-elle amèrement. Cela finira mal, et j’en aurai la responsabilité ! »
Pendant ce temps, maître Bishopriggs avait trouvé tout prêt le dîner qui l’attendait dans la cuisine ; mais au lieu de prendre le plateau sur lequel il était disposé et de le porter au salon, il le monta dans son office et ferma la porte sur lui.
– Reste là, mon amie, jusqu’au moment favorable où je pourrai t’examiner plus longuement, dit-il en déposant soigneusement la lettre dans le tiroir du buffet. Et maintenant, servons le dîner de nos deux tourtereaux. Il faut que je voie si les cuisiniers ont fait leur devoir, ces créatures ne sont pas capables de décider seules ce point important.
Il enleva l’un des couvercles et piqua quelques morceaux l’un après l’autre dans le plat, du bout d’une fourchette.
– Eh ! eh ! cette blanquette de veau n’est pas mauvaise.
Il découvrit un autre plat et secoua la tête d’un air de grave indécision.
– Ce sont les légumes. Je ne trouve pas que les légumes conviennent à l’estomac d’un homme de mon âge.
Il découvrit un troisième plat.
– Le poisson ! Quelle diable d’idée cette femme a-t-elle eu de faire frire la truite ? Une autre fois, vous la ferez cuire au court bouillon, sotte que vous êtes, et vous la servirez avec une pincée de sel et un filet de vinaigre.
Il déboucha une bouteille de sherry et en versa le contenu dans un carafon de cristal.
– Voilà le sherry, dit-il en élevant le carafon à la lenteur de son bon œil dans la direction du jour. Je sais ce qu’il vaut, mais ne peut-il pas sentir le bouchon ? Il faut le goûter pour s’en assurer. C’est un devoir de conscience et d’honnête homme que de goûter le vin.
Il soulagea copieusement sa conscience. Un vide fort sensible s’était produit dans la carafe. Maître Bishopriggs le combla sans façon avec de l’eau.
– Eh ! c’est comme si l’on ajoutait dix ans à l’âge du vin. Les tourtereaux ne s’en trouveront pas plus mal, et je me trouverai mieux d’avoir bu un bon verre de sherry. Que la Providence soit bénie pour ses bontés !
S’étant allégé le cœur par cette pieuse action de grâces, il reprit son plateau et se décida enfin à porter le dîner à ses tourtereaux.
La conversation, un moment interrompue dans le salon, avait repris son cours après le départ de maître Bishopriggs. Trop agitée pour rester en place, Anne s’était levée du sofa et était allée rejoindre Arnold à la fenêtre.
– Où vos amis de Windygates croient-ils que vous êtes en ce moment ? demanda-t-elle.
– Ils me croient avec mes fermiers, en train de prendre possession de mon domaine.
– Comment comptez-vous faire pour vous y rendre ce soir ?
– Je prendrai le chemin de fer. Mais, à propos, quelle excuse donnerai-je pour partir après dîner ? Nous pouvons être certains d’avoir la visite de l’hôtesse. Que dirai-je pour expliquer que je prends le train et que je laisse ma femme derrière moi.
– Mr Brinkworth, cette plaisanterie, si c’est une plaisanterie, a fait son temps.
– Je vous demande pardon, dit Arnold.
– Vous pouvez me laisser le soin de vous excuser, poursuivit Anne. Prenez-vous le train montant ou le train descendant ?
– Le train montant.
La porte se rouvrit tout à coup, et Bishopriggs parut avec le dîner. Anne s’éloigna brusquement d’Arnold. Le bon œil de Bishopriggs la suivit avec un air de reproche pendant qu’il déposait les plats sur la table.
– Je vous ai averti de l’impossibilité matérielle dans laquelle j’étais de frapper pour cette fois. Ne m’en veuillez pas, ma jeune dame, ne m’en veuillez pas !
– Où vous plaît-il de vous asseoir ? fit Arnold, pour détourner l’attention d’Anne des familiarités de maître Bishopriggs.
– N’importe où, répondit-elle avec impatience, en saisissant une chaise et en la plaçant au bout de la table.
Maître Bishopriggs, poliment, mais avec fermeté, remit la chaise à la place qu’elle occupait.
– Pour l’amour du ciel ! que faites-vous ? Il est absolument contraire à toutes les lois et coutumes de la lune de miel de vous asseoir aussi loin de votre mari.
Il fit flotter sa serviette d’un air persuasif vers l’une des deux chaises placées tout près l’une de l’autre.
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