Arnold s’interposa aussitôt pour prévenir un nouveau mouvement d’impatience de la part d’Anne.

– Qu’importe ? dit-il, passez-lui sa fantaisie.

– Expédiez votre dîner le plus vite que vous pourrez, répondit-elle. Je ne peux ni ne veux supporter cela plus longtemps.

Ils prirent leur place à table, maître Bishopriggs se tenant derrière eux en sa double qualité de majordome et d’ange gardien.

– Voici la truite, s’écria-t-il en enlevant le couvercle du plat avec un geste gracieux. Il y a une demi-heure, elle frétillait dans l’eau. Elle est là maintenant, frite et couchée sur le persil. C’est un emblème de la vie. Quand vous aurez un instant de liberté pour réfléchir, méditez cela.

Anne prit la cuiller pour offrir un peu de truite à Arnold. Bishopriggs remit le couvercle. Une pieuse horreur était peinte sur son visage.

– N’y a-t-il personne pour dire le bénédicité ? demanda-t-il.

– Allons, allons ! s’écria Arnold, le poisson refroidit.

Bishopriggs ferma dévotement son bon œil tout en maintenant le couvercle de toute sa force.

– Pour la nourriture que vous allez prendre, dit-il, puissiez-vous être sincèrement reconnaissants envers Dieu !

Il rouvrit de nouveau son œil et enleva de nouveau le couvercle.

– Ma conscience est à l’aise à présent, dit-il. Vous pouvez manger.

– Renvoyez-le, fit Anne tout bas. Sa familiarité dépasse toutes les bornes de ma patience.

– Nous n’avons plus besoin de vos services, dit Arnold.

– Eh ! mais je suis ici pour vous servir, objecta Bishopriggs. À quoi bon m’en aller, puisque j’aurais à revenir pour changer vos assiettes.

Il réfléchit un moment, fit appel à son expérience et finit par se rendre compte des motifs qui devaient faire désirer aux convives de se débarrasser de lui.

– Prenez-la sur vos genoux quand l’envie vous en prendra, murmura-t-il à l’oreille d’Arnold, donnez-lui la becquée avec votre fourchette quand cela vous fera plaisir, ajouta-t-il à l’oreille d’Anne, je regarderai le paysage.

Il se rapprocha de la croisée.

– Mon Dieu, dit Arnold en s’adressant à Anne, n’y a-t-il pas un côté comique dans ceci ? Tâchez donc de voir les choses comme je les vois moi-même…

Mais Bishopriggs, quittant la fenêtre, vint donner une nouvelle qui devait apporter encore un élément d’embarras dans la situation.

– Sur ma foi ! dit-il, vous avez bien fait d’arriver, monsieur ; voici la tempête qui va fondre sur nous.

Anne tressaillit et leva les yeux.

– Un orage ? s’écria-t-elle.

– Oh ! vous êtes à l’abri, vous n’avez pas à vous en préoccuper. Voici les nuages qui se forment dans le bas de la vallée, ajouta-t-il en étendant un doigt sur la fenêtre, ils montent vers l’est, tandis que le vent souffle de l’ouest. C’est un orage qui se forme…

On frappa encore à la porte. Arnold l’avait bien prévu, c’était la patronne de l’hôtel qui entrait en scène.

– Je viens voir, monsieur, dit Mrs Inchbare en s’adressant exclusivement à Arnold, si vous ne manquez de rien.

– Ah ! vous êtes la maîtresse de la maison. Nous sommes très bien, madame ; nous sommes très bien.

Mrs Inchbare avait un motif pour se présenter ; elle l’aborda sans préambule.

– Vous m’excuserez, monsieur, continua-t-elle, je n’étais pas là quand vous êtes arrivé, sans cela, j’aurais pris la liberté de vous demander une chose raisonnable. Irais-je comprendre que vous me louez ces chambres pour vous et pour la dame ici présente, qui est votre femme ?

Anne releva la tête et allait parler ; Arnold lui toucha la main sous la table en signe d’avertissement ; elle garda le silence.

– Certainement, dit-il, je prends ces chambres pour moi et pour cette dame qui est ma femme.

Anne fit une seconde tentative pour prendre la parole.

– Ce gentleman… murmura-t-elle.

Arnold l’arrêta pour la seconde fois.

– Ce gentleman !… répéta Mrs Inchbare avec un vif mouvement de surprise. Je ne suis qu’une pauvre femme, mais je n’ai jamais entendu qu’on parlât ainsi de son mari.

Arnold toucha de nouveau la main d’Anne. Les yeux de Mrs Inchbare restaient attachés sur la jeune femme avec une fixité impitoyable.

On peut dire que la vérité tremblait sur les lèvres d’Anne ; mais parler, c’eût été plonger Arnold, après tout ce qu’il avait fait pour elle, dans un scandale qui serait le sujet de toutes les conversations dans le voisinage, et qui ne pourrait manquer de parvenir aux oreilles de Blanche.

Pâle et glacée, sans détacher ses yeux de la table, elle accepta la leçon que lui donnait l’hôtesse et répéta d’une voix faible ces mots :

– Mon mari !

Mrs Inchbare respira et attendit ce qu’Anne allait dire. Arnold vint encore à l’aide de miss Sylvestre et obtint de l’hôtesse qu’elle se retirât.

– Pour Dieu ! ne craignez rien, dit-il à Anne. Je vois bien ce qui vous tourmente ; elle est toujours ainsi, madame, quand il va y avoir de l’orage, continua-t-il en se tournant vers l’hôtesse. Oh ! je sais comment il faut s’y prendre avec elle. Je vous ferai appeler si j’ai besoin de votre assistance.

– Comme il vous plaira, monsieur, répondit Mrs Inchbare.

Puis elle se tourna du côté d’Anne et lui présenta ses excuses, sous toutes réserves, en lui faisant une froide révérence.

– Il n’y a pas d’offense, madame ! Vous devez vous rappeler que vous êtes arrivée seule ici et que cet hôtel a sa bonne renommée à garder.

Après avoir ainsi sauvegardé la réputation de son hôtel, elle opéra son mouvement de retraite si impatiemment attendu et sortit.

– Je me sens défaillir, murmura Anne. Donnez-moi un peu d’eau.

Il n’y avait pas d’eau sur la table. Arnold donna ses ordres à Bishopriggs qui, plein de discrétion, s’était tenu à l’arrière-plan tant que sa maîtresse était restée présente.

– Mr Brinkworth ! dit Anne quand ils furent seuls, vous avez agi avec une imprudence inconcevable. La question de cette femme était une impertinence. Pourquoi y avez-vous répondu ? Pourquoi m’avez-vous contrainte…

Elle s’arrêta, ne pouvant achever. Arnold insista pour qu’elle bût une goutte de vin ; puis il se défendit avec la patience pleine d’égards qu’il lui avait montrée dès son arrivée.

– Parce que si j’avais agi autrement, je vous aurais fait fermer les portes de l’auberge, par ce temps orageux. Pas un endroit dans le pays où chercher un refuge. Au surplus, miss Sylvestre ! je ne prends pas la liberté de blâmer vos scrupules : je dis seulement qu’ils sont sans raison vis-à-vis d’une femme de la condition et du caractère de cette patronne d’hôtel. Je suis responsable de votre sécurité vis-à-vis de Geoffrey, et Geoffrey compte vous trouver ici.