Anne saisit avec empressement cette heureuse interruption. Elle prit une bougie et ouvrit la route vers la chambre à coucher.
– Changez d’abord de vêtements, dit-elle, nous causerons après.
La porte de la chambre était à peine refermée depuis une minute, qu’un coup discret y fut frappé. Après avoir fait signe à Mrs Inchbare de ne pas interrompre les services qu’elle rendait à Blanche, Anne passa vivement dans le salon dont elle referma la porte derrière elle. À son immense soulagement, elle se trouva seulement en face du discret Bishopriggs.
– Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
Le clignement du bon œil de Bishopriggs indiqua qu’il était chargé d’un message de nature tout à fait confidentielle. La main de Bishopriggs tremblait un peu, et son haleine était chargée d’exhalaisons alcooliques. Il sortit lentement de sa poche un petit billet.
– De qui vous savez ! dit-il sur le ton plaisant, une petite lettre d’amour de celui qui vous est cher ! La demoiselle, là, dans la chambre à coucher, ne doit pas savoir qui est celui qui vous a ensorcelée. Je vois tout. Vous ne pouvez pas me mettre un bandeau sur les yeux. J’ai eu mes faiblesses dans mon temps. Eh ! il est sain et sauf, le réprouvé ! J’ai veillé à ses petites aises. Je suis un père pour lui, aussi bien que pour vous. Rapportez-vous-en à Bishopriggs. Quand la pauvre humanité éprouve le besoin qu’on lui passe une main caressante sur le dos, rapportez-vous-en à Bishopriggs.
Pendant que le sage de Craig Fernie débitait ces consolantes paroles, Anne lisait ces quelques lignes tracées sur un chiffon de papier. Elles étaient, en effet, signées d’Arnold et contenaient ce qui suit :
Je suis dans le fumoir de l’auberge, c’est à vous de décider si je dois y rester. Je ne crois pas que Blanche pourrait être jalouse. Si je savais comment expliquer ma présence sans trahir la confiance que vous et Geoffrey avez placée en moi, je ne resterais pas un moment de plus loin d’elle. Cela m’est bien pénible ! Mais d’un autre côté je ne veux pas rendre votre situation plus difficile. Pensez à vous d’abord. Je vous laisse toute liberté d’action. Vous n’avez qu’à dire au porteur : « Attendez », et je comprendrai que je dois rester où je suis, jusqu’à ce que je reçoive de vos nouvelles.
Anne leva les yeux sur le messager.
– Priez-le d’attendre, dit-elle, je lui répondrai un mot.
– Avec bien des témoignages d’amour et des baisers, suggéra Bishopriggs, comme complément nécessaire du message. Eh ! c’est aussi simple que le b.a.-ba pour un homme de mon expérience. Vous ne trouverez jamais entre vous un meilleur intermédiaire que votre pauvre serviteur Samuel Bishopriggs. Ah ! je vous comprends tous les deux.
Il frotta de son index le bout de son nez flamboyant et sortit.
Sans hésiter un instant, Anne ouvrit la porte de la chambre avec la résolution d’épargner à Arnold le nouveau sacrifice qu’il s’imposait, en avouant toute la vérité à Blanche.
– Est-ce vous ? demanda Blanche.
Au son de sa voix, Anne recula comme une coupable.
– Je suis à vous dans un moment, répondit-elle en refermant la porte.
Non ! il ne fallait pas risquer cela !
Quelque chose dans la question de Blanche, quelque chose peut-être aussi sur le visage de la jeune fille, avertissait Anne et lui ferma la bouche. La chaîne de fer du destin se fit encore sentir et la réduisit une fois de plus sans miséricorde à l’odieuse et dégradante nécessité du mensonge.
Pouvait-elle avouer à Blanche la vérité sur elle et sur Geoffrey ? et sans cet aveu, pouvait-elle expliquer et justifier la présence d’Arnold, et ce tête-à-tête ? Honteuse confession à faire à une innocente jeune fille !
Et puis, c’était risquer de compromettre fatalement Arnold aux yeux de Blanche, d’éveiller un scandale dans l’auberge…
Voici les dangers auxquels elle s’exposait en parlant, en suivant le premier mouvement de son cœur, en disant : Arnold est ici.
Il n’y avait pas à y songer. Quoi qu’il lui en pût coûter alors et quoi qu’il pût arriver, si tout se découvrait plus tard, Blanche devait être tenue dans l’ignorance de la vérité, Arnold devait rester caché jusqu’à son départ.
Anne rouvrit la porte pour la seconde fois et entra.
Blanche avait suspendu les soins de sa toilette, elle était en communication confidentielle avec Mrs Inchbare. Au moment où Anne revint dans la chambre, Blanche questionnait l’hôtesse au sujet de l’invisible mari de son amie.
– Dites-moi ! quel air a-t-il ?
– Nous ne devons pas vous distraire de vos occupations plus longtemps, dit vivement Anne à Mrs Inchbare. Je rendrai à miss Lundie les petits services dont elle a besoin.
Ainsi arrêtée tout net, la curiosité de Blanche fit volte-face et essaya d’une autre route ; elle s’adressa bravement à elle-même.
– Il faut que je sache quelque chose sur lui, dit-elle. Est-il timide devant les étrangers ? Je vous ai entendu causer à voix basse avec lui, de l’autre côté de la porte. Êtes-vous jalouse, Anne ? Avez-vous peur que je le fascine dans le charmant costume où me voici ?
Blanche, dans la plus belle robe de Mrs Inchbare, une robe de soie montante, à l’ancienne mode, de la nuance appelé vert bouteille, rattachée par en haut avec des épingles et traînant en longue queue par-derrière, avec un petit châle orange sur les épaules et un torchon noué autour de sa tête, en façon de turban, pour sécher ses cheveux, était à la fois la plus étrange et la plus jolie caricature qu’on pût voir.
– Pour l’amour du ciel ! s’écria-t-elle gaiement, ne dites pas à votre mari que je suis dans les vêtements de Mrs Inchbare. Je veux lui apparaître soudain, sans qu’un mot l’ait averti du nom de celle qui figure sous cet accoutrement.
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