Si les choses continuent pendant quarante-huit heures comme elles vont maintenant, la guérison de Sa Seigneurie est certaine.
– Quelle était sa maladie ?
– Une attaque de paralysie, monsieur. Quand Madame vous a envoyé un télégramme en Écosse, les docteurs l’avaient condamné.
– Ma mère est-elle chez elle ?
– Sa Seigneurie est chez elle pour vous, monsieur.
Le sommelier appuya d’une façon toute spéciale sur ce : pour vous. Julius se tourna vers son frère. Ce changement favorable qui s’était produit dans l’état de lord Holchester rendait, pour le moment, la position de Geoffrey délicate.
L’entrée de la maison lui avait été formellement interdite.
Sa seule excuse, pour braver cet arrêt prohibitif, reposait sur la croyance que son père était mourant. En présence de la tournure des choses, ses ordres reprenaient toute leur force. Les domestiques, exposés à perdre leurs places, regardaient alternativement Mr Geoffrey et le sommelier. Les regards du sommelier allaient de Mr Geoffrey à Mr Julius. Geoffrey regardait son frère.
Il se fit un silence embarrassant. La position du second fils dans la maison était celle d’un animal sauvage, dont on pouvait se débarrasser, sans aucun risque personnel, à la condition de savoir bien s’y prendre.
Geoffrey résolut fièrement le problème.
– Que l’un de vous ouvre la porte, dit-il, à l’un des valets de pied, et je sors.
– Attendez un instant, dit son frère, ce serait un triste désappointement pour notre mère d’apprendre que vous êtes venu ici et que vous êtes parti sans la voir. Nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires, Geoffrey ; montons ensemble, je prends tout sur moi.
– Du diable si je prends rien sur moi ! répliqua Geoffrey. Ouvrez la porte.
– Attendez ici, en tous cas, insista Julius, et jusqu’à ce que je vous envoie un message.
– Envoyez votre messager à l’Hôtel Nagle. Je suis chez moi à l’Hôtel Nagle… Je ne suis pas chez moi ici.
Cette discussion fut interrompue par l’apparition d’un petit terrier qui, voyant des étrangers, se mit à aboyer de toute sa force. Or, un silence absolu dans toute la maison avait été recommandé par les docteurs, et tous les domestiques, cherchant à saisir l’animal pour le faire taire, ne faisaient que doubler le bruit.
Geoffrey résolut également ce problème à sa façon et d’une manière décisive.
Il profita du moment où le chien passait devant lui et lui porta un coup de sa lourde botte. Le petit animal s’abattit sur place avec un gémissement douloureux.
– Le chien favori de madame ! s’écria le sommelier. Vous lui avez brisé les côtes, monsieur.
– Je l’ai empêché d’aboyer, vous voulez dire, répliqua Geoffrey. La peste soit de ses côtes !
Il se tourna vers son frère.
– Cela tranche la question, dit-il sur le ton plaisant. Je ferai mieux de remettre le plaisir de voir cette chère maman à la première occasion. Ta, ta… Julius, vous savez où me trouver. Venez dîner… Nous vous donnerons, à l’Hôtel Nagle, un filet qui fera de vous un homme.
Il sortit, le grand valet de pied regarda passer Sa Seigneurie avec un respect qui n’avait rien d’affecté. Il l’avait vu en public, à la fête annuelle de la Société chrétienne des pugilistes, les fameux gants aux mains. Il aurait battu le plus fort d’entre tous ceux de l’antichambre et l’aurait mis à deux doigts de la mort, en trois minutes.
Le portier le salua bien bas et ouvrit la porte.
Tout l’intérêt et toute l’attention de cette valetaille étaient maintenant concentrés sur Geoffrey. Julius monta l’escalier pour se rendre chez sa mère, sans qu’on fît la moindre attention à lui.
On était au mois d’août, les rues étaient désertes, le plus mauvais vent régnait ce jour-là, c’est-à-dire un vent chaud soufflant de l’est. Geoffrey lui-même semblait subir cette influence énervante, tandis que son cab le conduisait de la demeure de son père à l’Hôtel Nagle.
Il ôta son chapeau, déboutonna son gilet, alluma son éternelle pipe ; il grommelait et marmottait entre ses dents dans les courts moments où il cessait de fumer.
N’était-ce bien que l’influence du vent d’est qui arrachait à Geoffrey ces signes de malaise ?
N’était-ce pas aussi quelque secrète anxiété d’esprit venant en aide aux méchantes conditions atmosphériques de cette journée ?
Certes, il éprouvait quelque chose, et ce quelque chose tenait dans un nom…
Anne !
Quel parti devait-il prendre vis-à-vis de la malheureuse femme qui attendait de ses nouvelles à l’auberge d’Écosse ?
Écrire ou ne pas écrire ? Telle était la question.
Point de difficultés matérielles pour adresser une lettre à Anne à l’auberge de Craig Fernie. Elle avait décidé que s’il était nécessaire de donner son nom avant l’arrivée de Geoffrey, elle déclarerait s’appeler « Mrs » au lieu de « miss » Sylvestre. Une lettre à l’adresse de Mrs Sylvestre devait donc lui parvenir sans lui créer d’embarras.
Le doute n’était pas là.
Geoffrey hésitait entre ces deux possibilités : informer Anne ce jour-là même par la poste, qu’un intervalle de quarante-huit heures devait se passer avant que le rétablissement de son père pût être considéré comme certain, ou attendre jusqu’à l’expiration de ces deux jours et se laisser guider par le résultat.
Tout en discutant avec lui-même pendant sa course en cab, il décida que le plus sage était de temporiser avec Anne, mais de lui faire cependant connaître l’état des choses.
Arrivé à l’hôtel, il s’assit pour écrire ; le doute le reprit, et il déchira sa lettre. Le doute lui revint, il recommença à écrire, et doutant encore, il déchira sa seconde lettre, se dressa sur ses pieds et fit éclater une série de jurons qui ne s’impriment pas, s’écriant qu’il ne pourrait, quand il s’agirait de sa vie, décider ce qui était le mieux, d’écrire ou de ne pas écrire !
Dans cet embarras, ses instincts tout physiques lui firent chercher un soulagement dans un remède physique.
– Mon esprit est dans un nuage, se dit-il. Je vais prendre un bain.
C’était un bain très compliqué qui se prenait dans plusieurs pièces avec vingt applications et procédés divers. Il nagea, il plongea, il se reposa dans une baignoire d’eau chaude. Il se mit sous un réservoir et fit tomber une cataracte d’eau froide sur sa tête. On l’étendit sur le dos, on l’étendit sur le ventre ; il fut massé, pétri par les mains osseuses de praticiens accomplis.
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