Il sortit de cette épreuve le corps lisse, frais, rose, magnifique.
De retour à son hôtel, il se remit à la table, chargée de tout ce qu’il fallait pour écrire ; mais, chose extraordinaire, l’indécision le reprit encore, le bain ne l’avait pas terrassée ! Cette fois, il rejeta toute la faute sur Anne.
– Cette femme infernale sera ma perte, dit-il, en prenant son chapeau. Il faut que j’essaie des haltères.
La poursuite de ce nouveau remède, pour stimuler un esprit engourdi, le conduisit à un établissement tenu par le professeur de gymnastique qui avait l’honneur de l’entraîner quand il devait prendre part aux luttes athlétiques du sport.
– Un cabinet particulier et les haltères ! s’écria Geoffrey. Les plus lourds que vous ayez !
Il dépouilla de ses vêtements la partie supérieure de son corps et se mit à l’œuvre, tenant deux énormes poids dans chaque main, les levant, les abaissant, les dirigeant en arrière et en avant, avec toutes les variétés de mouvements qu’il était possible d’exécuter, jusqu’au moment où ses muscles magnifiques semblèrent prêts à percer sa peau délicate.
Cependant, ses esprits animaux s’éveillaient.
Ce violent exercice enivrait l’homme fort. Dans son excitation, il jurait, invoquait le tonnerre et les éclairs, la mort et le sang pour répondre aux compliments que lui prodiguaient le professeur de gymnastique et son fils.
– Une plume, de l’encre, et du papier ! cria-t-il d’une voix tonnante quand il se sentit enfin las. Mon esprit est débarrassé maintenant, je vais pouvoir écrire.
Il termina cette fois sa lettre ; une minute de plus aurait suffi pour la faire porter à la poste ; mais, dans le cours de cette minute, la maudite indécision reprit encore possession de son âme. Il rouvrit le pli, relut le billet et le déchira encore.
– Je ne sais pas ce que je dis, s’écria-t-il en fixant ses gros yeux bleus sur le professeur de gymnastique. Éclairs et tonnerre ! Mort et sang ! Envoyez chercher Crouch.
Crouch, connu et respecté partout où la virilité anglaise est connue et respectée, était un boxeur en retraite. Il apparut porteur du troisième et dernier remède que connut l’Honorable Mr Geoffrey Delamayn pour éclaircir les idées, c’est-à-dire deux gants de boxe dans un sac.
Le gentleman et le boxeur professionnel mirent les gants et se placèrent en face l’un de l’autre dans la pose classique du pugilat.
– Pas de plaisanterie, songez-y, grommela Geoffrey. Combattez comme si vous étiez dans le ring, avec des paris à gagner.
Nul ne savait mieux que le grand et terrible Crouch ce que signifiait un combat sérieux et quels coups on pouvait donner, même avec ces armes inoffensives en apparence : une paire de gants rembourrés.
Il parut, mais ne fit que paraître, prêt à se conformer au désir de son client. Geoffrey le récompensa de sa gracieuse condescendance en lui portant un coup qui l’étendit par terre.
Le grand et terrible Crouch se releva sans avoir rien perdu de son calme.
– Bien touché, monsieur, dit-il, essayez maintenant avec l’autre main.
Geoffrey n’était pas aussi maître de lui. Il menaça le boxeur de lui retirer son patronage si celui-ci ne se décidait pas à frapper aussi rudement qu’il le pourrait, quand il en trouverait l’occasion.
Le héros de cent combats céda devant cette terrible perspective.
– J’ai une famille à soutenir, fit-il observer. Puisque vous le voulez absolument, monsieur, voilà !
Ces mots furent suivis de la chute de Geoffrey, chute si lourde qu’elle fit trembler la maison. Le gentleman se remit sur ses pieds en un instant ; il n’en avait pas encore assez.
– Pas au corps ! cria-t-il, frappez à la tête. Éclairs et tonnerre ! Mort et sang ! Frappez à la tête !
L’obéissant Crouch frappa donc à la tête.
Tous les deux reçurent et donnèrent des coups qui auraient étourdi, sinon tué, plus d’un membre du monde civilisé. Les gants du boxeur s’abattirent alternativement comme une masse, avec un bruit horrible à entendre, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit de la tête de son patron jusqu’au moment où Geoffrey lui-même se déclara satisfait.
– Cela suffit. Je me sens l’esprit décidément libre et dégagé, dit-il.
Il secoua la tête deux ou trois fois, se fit frictionner comme un cheval par le professeur de gymnastique, but un grand verre de bière et recouvra sa bonne humeur comme par magie.
– Vous voulez la plume et l’encre, maintenant ? demanda le gymnaste.
– Non. J’ai chassé les vapeurs qui m’obscurcissaient le cerveau. Au diable la plume et l’encre ! Je vais à la recherche de quelque camarade, et nous irons au théâtre.
Il quitta l’établissement dans les plus heureuses conditions de calme mental. Sous la stimulante application des gants de Crouch, sa grossière intelligence avait secoué sa torpeur, et son cerveau fonctionnait enfin à merveille.
Écrire à Anne ?
Il n’y avait qu’un imbécile qui pût songer à écrire à une telle femme sans y être forcé. Au contraire, attendre les chances que les quarante-huit heures pourraient amener, et alors lui écrire ou l’abandonner selon que les événements en décideraient, c’était bien plus simple.
Grâce à Crouch, Geoffrey voyait clair à présent.
Aussi s’éloigna-t-il dans les plus aimables dispositions pour aller dîner avec ses camarades et passer la soirée au spectacle.
15
À MARIER
Les quarante-huit heures passèrent, sans qu’il y eût de communications personnelles entre les deux frères.
Julius, résidant dans la maison de son père, envoyait à Geoffrey, à l’hôtel, des bulletins écrits de la santé de lord Holchester.
Le premier bulletin portait :
Cela va bien, les docteurs sont satisfaits.
Le deuxième était plus affirmatif :
Cela va parfaitement, les docteurs sont pleins d’espoir.
Le troisième était le plus explicite de tous :
Je dois voir mon père dans une heure. Les docteurs répondent de sa guérison. Comptez que je lui glisserai quelques bonnes paroles pour vous, si je le puis. Attendez-vous à recevoir de mes nouvelles.
Le visage de Geoffrey se rembrunit à la lecture du troisième bulletin : il demanda de nouveau les odieux objets nécessaires pour écrire. Il n’y avait plus de doute à conserver, maintenant, sur la nécessité de communiquer avec Anne.
Le rétablissement de lord Holchester le remettait dans la même position critique où il s’était trouvé à Windygates.
Empêcher Anne de commettre un acte de désespoir, qui le mêlerait à un scandale public et serait la ruine des espérances qu’il pouvait fonder sur les dispositions de son père à son égard, était une fois encore la seule politique prudente à suivre.
Sa lettre, du commencement à la fin, contenait une vingtaine de mots.
Chère Anne, j’apprends seulement à l’instant que mon père a franchi le torrent. Restez où vous êtes, je vous écrirai.
Après avoir fait jeter à la poste cette épître laconique, Geoffrey alluma sa pipe et attendit le résultat de la conversation de lord Holchester avec son fils aîné.
Julius trouva son père changé d’une façon alarmante, mais néanmoins en possession de toutes ses facultés.
Incapable de répondre à la pression de la main de son fils, incapable même de se retourner dans son lit sans aide, le vieux légiste avait pourtant l’œil aussi vif, l’esprit aussi ferme et aussi lucide que jamais. Sa grande ambition avait toujours été de voir Julius au Parlement. Or, Julius se présentait à l’élection dans le comté de Perth, par ordre exprès de son pair, en ce moment même. Lord Holchester aborda les questions politiques avant que son fils aîné eût eu le temps de s’asseoir à son chevet.
– Bien obligé, Julius, pour vos félicitations. Les gens de ma sorte ne meurent pas facilement. Voyez Brougham et Lindhurst ! Vous ne pouvez pas être appelé encore à la Chambre haute.
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