Rien ne pourra m’y déterminer, jusqu’à ce que son genre de vie, comme vous dites, ait complètement changé. Or, je n’ai pour cela qu’un seul espoir. Il est dans l’ordre des choses possibles que l’influence d’une femme sensée, jouissant des avantages de naissance et de fortune capables de forcer le respect, même d’un sauvage, puisse produire son effet sur Geoffrey. S’il désire retrouver libre le chemin de cette maison, qu’il commence d’abord par se rouvrir l’accès de la bonne société, et amenez-moi pour plaider sa cause, une belle fille que votre mère et moi nous puissions respecter et recevoir. Quand cela arrivera, je commencerai à reprendre quelque foi en Geoffrey. Jusque-là, ne faites plus intervenir le nom de votre frère dans nos entretiens. Revenons à votre élection. J’ai quelques conseils à vous donner avant que vous repartiez, et vous ferez bien de partir ce soir même. Relevez-moi un peu sur mes oreillers. Je parlerai avec plus de facilité ayant la tête haute.
Son fils le releva sur ses oreillers et le supplia de nouveau de se ménager. Ce fut inutile. Nulle remontrance ne pouvait ébranler la volonté de fer de l’homme qui s’était frayé un chemin à travers les rangs épais du monde politique jusqu’à la position élevée à laquelle il était parvenu.
Impotent, livide, à peine arraché aux étreintes de la mort, il était là, cloué dans son lit, mais cherchant à faire glisser dans l’esprit de son fils les leçons de cette expérience dont les distinctions mondaines qu’il avait conquises étaient le fruit.
Pas un conseil ne fut omis, pas une précaution ne fut oubliée, qui pouvait guider Julius dans les sentiers difficiles de la politique, que lord Holchester avait parcourus lui-même d’un pas si habile et si sûr.
Une heure et plus s’était passée avant que l’indomptable vieillard eût senti se clore ses yeux fatigués. Il consentit enfin à prendre quelque nourriture et à se livrer au repos, mais ses dernières paroles, qu’il avait peine à articuler, furent encore la glorification des manœuvres de partis et de lutte politique.
– C’est une grande carrière, disait-il. Je regrette la Chambre des communes, Julius. Il n’est rien que je regrette autant.
Redevenu libre, Julius alla tout droit du chevet de lord Holchester au boudoir de lady Holchester.
– Votre père a-t-il dit quelque chose au sujet de Geoffrey ?
Telle fut la première question de la mère lorsqu’il entra dans la chambre.
– Mon père laisse à Geoffrey une dernière chance, Geoffrey veut la saisir.
Le visage de lady Holchester se rembrunit.
– Je sais, dit-elle, avec un air désappointé, sa dernière chance est de travailler pour prendre ses degrés. Rien à espérer, mon cher Julius, absolument rien à espérer !… S’il demandait seulement quelque chose de plus facile… quelque chose qui dépendît de moi…
– Cela dépend de vous, chère mère, interrompit Julius. Le croirez-vous ?… La dernière chance de Geoffrey se résume dans un mot : mariage !
– Oh ! Julius, c’est trop beau pour être vrai !
Julius répéta les propres paroles de son père. Lady Holchester sembla rajeunir de vingt ans en l’écoutant. Quand il eut cessé de parler, elle sonna.
– Qui que ce soit qui vienne, je n’y suis pour personne, dit-elle au domestique.
Puis se tournant du côté de Julius, elle l’embrassa et lui fit place sur le sofa à côté d’elle.
– Geoffrey saisira cette chance, dit-elle gaiement, j’en réponds. J’ai déjà dans ma pensée trois femmes parmi lesquelles il y en aura bien une qui pourra lui convenir. Asseyez-vous, mon cher, examinons soigneusement ensemble laquelle des trois pourra le plus probablement avoir quelque attrait pour Geoffrey et répondre le mieux à l’idéal que votre père se fait d’une belle-fille. Quand nous aurons pris une décision, n’écrivez pas, allez vous-même trouver Geoffrey à son hôtel.
La mère et le fils entrèrent en consultation et, innocemment, semèrent les germes des terribles événements qui allaient se produire.
16
GEOFFREY EN PUBLIC
L’après-midi était bien avancée et lady Holchester n’avait pas encore fait de choix pour Geoffrey. Les instructions de Julius n’étaient pas assez complètes pour lui permettre d’ouvrir des négociations matrimoniales, à l’Hôtel Nagle, avec son frère.
– Ne le quittez pas que vous n’ayez obtenu sa promesse.
Tels furent les derniers mots de lady Holchester quand Julius partit enfin pour sa mission.
– Si Geoffrey ne saute pas sur ce que je vais lui offrir, répondit son fils, je conviendrai avec mon père que son cas est désespéré, et je finirai, comme lui, par ne plus m’occuper de ce fou.
C’était un langage bien énergique de la part de Julius. Il n’avait jamais été aisé de faire sortir de son calme le tempérament égal et discipliné du fils aîné de lord Holchester.
Jamais deux hommes ne furent plus différents l’un de l’autre que ne l’étaient ces deux frères. Il est triste de reconnaître ces dissemblances entre deux êtres unis si étroitement par les liens du sang.
Julius cultivait son intelligence. Cet Anglais dégénéré pouvait digérer les livres et ne pouvait digérer la bière. Il pouvait apprendre les langues et n’avait jamais pu apprendre à ramer. Il s’adonnait à un vice exotique : le goût de la musique et des instruments de musique, et il ne pouvait acquérir le talent naturel à tout Anglais de reconnaître un bon cheval à première vue. Jeté dans la vie, Dieu sait comment, sans biceps et sans livre de paris, il avouait publiquement, au sein de la société anglaise, qu’il ne considérait pas les aboiements d’une meute de chiens de chasse comme la plus belle harmonie du monde. Voyageant dans les pays étrangers, il était capable de regarder une montagne dont personne n’avait encore atteint le sommet sans croire un seul instant son honneur d’Anglais engagé à en accomplir l’ascension.
De telles gens peuvent et doivent exister parmi les races inférieures du Continent.
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