Remercions le Ciel de ce que l’Angleterre n’a jamais été et ne sera jamais la patrie de ces vulgaires êtres-là.

Arrivé à l’Hôtel Nagle, et ne trouvant à qui parler dans le hall, Julius s’adressa à la jeune personne qui se tenait derrière le comptoir. Mais cette personne lisait quelque chose de si intéressant dans un journal du soir qu’il ne put se faire entendre d’elle.

Il entra dans le café.

Le garçon, dans son coin, était absorbé dans la lecture d’un autre journal. Trois messieurs, à trois tables différentes, étaient plongés dans trois autres gazettes. Tous continuèrent de lire sans faire attention à la présence d’un étranger. Julius osa enfin déranger le garçon, en lui demandant Mr Geoffrey Delamayn.

À ce nom illustre, le garçon releva la tête en tressaillant.

– Êtes-vous le frère de Mr Delamayn, monsieur ?

– Oui.

Les trois messieurs devant leurs tables relevèrent la tête en tressaillant aussi. Les rayons de la célébrité tombés tout à coup sur le frère de Geoffrey en faisaient un personnage.

– Vous trouverez Mr Geoffrey, dit le garçon avec une sorte d’exaltation enthousiaste, à la taverne Cock and Bottle, dans Putney.

– J’espérais le trouver ici. J’ai rendez-vous avec lui à cet hôtel.

Le garçon ouvrit de grands yeux et regarda Julius d’un air de profond étonnement.

– N’avez-vous pas appris la nouvelle, monsieur ?

– Dieu sauve mon âme ! s’écrièrent en chœur les trois messieurs.

Et ils offrirent leurs trois journaux.

– Qu’y a-t-il ? demanda Julius.

– Ce qu’il y a ! répéta le garçon d’une voix caverneuse, la chose la plus effroyable qui soit arrivée de mon temps. C’en est fait, monsieur, de la course à pied de Fulham, Tinkler est gone stale.

Les trois messieurs retombèrent gravement sur leurs sièges et répétèrent :

– Tinkler est gone stale.

Un homme qui se trouve en face d’un grand désastre national et qui ne le comprend pas doit retenir sa langue s’il est avisé et s’éclairer tout seul sans demander à d’autres des lumières qui le feraient passer pour ignorant. Julius prit le journal des mains du garçon et s’assit pour faire, si cela était possible, deux découvertes.

Il s’agissait pour lui de déterminer d’abord ce que c’était que Tinkler, et si c’était un nom d’homme ; il s’agissait ensuite de savoir ce qu’on veut dire de quelqu’un lorsqu’on dit qu’il estgone stale.

Il trouva sans peine la nouvelle. Elle était imprimée en gros caractères et suivie d’une appréciation personnelle de l’auteur de l’article sur les faits pris dans un certain sens, appréciation elle-même suivie d’une troisième appréciation également personnelle et prise dans un autre sens. De plus amples particularités et de nouvelles considérations personnelles étaient promises pour une édition supplémentaire.

Le journaliste aurait voulu tirer tous les canons de l’Angleterre pour annoncer le malheur de Tinkler au peuple anglais à genoux devant le livre de paris national.

Dépouillés de toute exagération, les faits étaient assez simples. Une fameuse association athlétique du Nord avait défié une fameuse association athlétique du Sud. Les exercices habituels de sport consistaient à courir, à sauter, à manier des marteaux de forgeron, à lancer des balles de cricket et autres exercices du même genre. Le tout devait être couronné par une course à pied d’une longueur considérable et hérissée d’obstacles.

Or, Tinkler était le meilleur coureur du Sud. Tinkler était porté dans une quantité innombrable de livres de paris comme devant gagner toujours. Mais soudain les poumons de Tinkler avaient souffert une grave atteinte dans le cours de son entraînement. La perspective d’assister à une grande course à pied, et, chose plus importante encore, la perspective de perdre ou de gagner de grosses sommes en paris avait été ravie aux yeux de l’Angleterre. Le Sud ne pouvait fournir un second adversaire digne du Nord, avec la seule ressource de l’association. Les associés avaient embrassé d’un coup d’œil le monde athlétique… Il n’existait qu’un homme pouvant remplacer Tinkler ; et il était bien douteux que cet homme consentît à se mettre en avant dans de telles circonstances…

Le nom de cet homme, Julius le lut avec horreur : c’était Geoffrey Delamayn !

Un profond silence continuait de régner dans le café. Julius déposa le journal sur la table et regarda autour de lui.

Le garçon s’était retranché dans un coin, tenant à la main son crayon et un livre de paris.

Les trois messieurs étaient penchés à leurs trois tables, sur leurs livres de paris tous les trois.

– Faites un effort et décidez-le, monsieur ! s’écria le garçon d’un ton lamentable, lorsque le frère de Mr Delamayn se leva pour quitter le café.

– Faites un effort et décidez-le, répétèrent, comme un écho, les trois messieurs.

Julius héla un cab et dit au conducteur affairé, armé, lui aussi, d’un crayon et d’un livre de paris, de le mener à la taverne Cock and Bottle, dans Putney.

Le cocher, à ces mots, parut transfiguré. Il n’était plus besoin de le presser. Le cab partit de toute la vitesse du cheval.

À mesure que Julius avançait, il voyait se produire sur son passage les signes d’une grande agitation nationale. De toutes les bouches, on entendait sortir le nom de Tinkler. Les cœurs populaires, surtout dans les tavernes, étaient en suspens. Y avait-il chance, oui ou non, de remplacer Tinkler ?

La scène devant la taverne était vraiment émouvante ; les vauriens de Londres eux-mêmes semblaient consternés et demeuraient sans cris sous l’influence de cette calamité nationale.

L’inévitable homme au tablier, qui vend des noix et des sucreries dans les foules, faisait son commerce en silence et trouvait peu de gens, ceci soit dit à l’honneur de la nation, qui eussent le cœur à croquer des noix dans un tel moment.

La police était présente en grand nombre et sympathisait avec le peuple. Cela était touchant à voir.

Julius déclina son nom. Ce fut une ovation soudaine :

– Son frère ! criait-on ! oh ciel ! son frère !…

Le peuple l’entoura, le peuple lui donna des poignées de mains, le peuple appela les bénédictions du ciel sur sa tête.

Julius était à demi suffoqué, quand la police vint le délivrer et le conduisit sain et sauf dans le havre privilégié de l’autre côté de la porte intérieure de la taverne.

À son entrée, un bruit assourdissant retentit aux étages supérieurs. Une voix cria :

– Observez-vous !

Un homme sans chapeau se frayait un chemin parmi la foule qui encombrait l’escalier, en criant :

– Hurrah !… Hurrah !… Il a promis !… Il est inscrit pour la course !…

Et ce cri fut répété par des centaines de voix. Un tonnerre d’acclamations éclata parmi le peuple au dehors. Les reporters des journaux luttèrent de vitesse pour sortir de l’auberge, se précipiter dans les cafés, et porter la nouvelle à l’impression.

La main du maître de la taverne qui donnait le bras à Julius, le long de l’escalier, tremblait d’émotion.

– Son frère, messieurs, son frère ! dit-il.

À ces mots magiques, un passage s’ouvrit au milieu de la foule.