À ces mots magiques, la porte close de la chambre du conseil s’ouvrit toute grande : Julius se trouvait au milieu des athlètes de son pays natal, assemblés en parlement.

Est-il besoin de les décrire ? La description que nous avons faite de Geoffrey s’applique à tous. Il y a à peu près autant de variété dans une réunion d’athlètes anglais que dans un troupeau de moutons anglais. Julius, regardant autour de lui, vit le même homme avec le même costume, la même santé, la même force, le même ton, les mêmes goûts, les mêmes habitudes, la même conversation et les mêmes idées, si ce sont des idées…

Le bruit était étourdissant, l’enthousiasme à la fois ridicule et terrifiant. Geoffrey avait été enlevé à force de bras, lui et sa chaise, et placé sur la table de manière à être vu de toute l’assemblée.

Ils chantaient, ils dansaient, ils criaient, ils juraient autour de lui ; on lui adressait des petits mots de tendresse et tous ces géants reconnaissants avaient des larmes dans les yeux.

– Cher vieux !… Glorieux !… noble !… splendide !… admirable garçon !

Ils l’étreignaient dans leurs bras, lui passaient la main sur le dos, lui serraient les doigts à les broyer ; ils faisaient saillir et palpaient ses muscles. Ils baisaient les nobles jambes qui devaient courir dans la glorieuse course.

À l’extrémité de la salle, ceux à qui il était matériellement impossible de s’approcher du héros s’occupaient comme ils pouvaient, à des exploits de force et se portaient des défis.

Hercule n° 1 se faisait de la place en jouant des coudes et se courbait par terre ; mais Hercule n° 2 l’enlevait avec ses dents. Hercule n° 3 saisissait le tisonnier et le tordait sur bras, Hercule n° 4, à son tour, s’emparait des pincettes et les brisait sur son cou. La destruction du mobilier et la démolition de la maison allaient suivre cette fureur sacrée, quand les yeux de Geoffrey tombèrent par hasard sur Julius. Sa voix, appelant vigoureusement son frère, éveilla soudain l’attention de l’assemblée et donna un nouveau cours à ce farouche enthousiasme.

– Hurrah pour son frère ! Un, deux, trois !

Le frère fut enlevé sur les épaules des hercules.

Geoffrey s’avança au-dessus des têtes jusqu’à l’autre bout de la salle.

– Doucement, les enfants, doucement ! disait-il.

Et le héros prit Julius par le collet. Le héros le déposa sur la table. Le héros, chauffé à blanc par son triomphe accueillait joyeusement ce pauvre petit intrus par une volée de jurons.

– Éclairs et tonnerre ! Mort et sang ! Qu’est-ce qui arrive, Julius, qu’est-ce qui arrive ?

Julius recouvra sa respiration et répara le désordre de ses habits. Le tranquille petit homme, qui avait tout juste assez de force musculaire pour prendre un dictionnaire sur les rayons d’une bibliothèque, et qui ne connaissait d’autre entraînement que celui qui résulte de l’étude du violon, loin de paraître décontenancé par la rude réception qui lui était faite, ne semblait pas en éprouver d’autre sentiment que celui d’un absolu mépris.

– Vous n’êtes pas effrayé ; n’est-ce pas ? dit Geoffrey. Nos compagnons sont d’une nature un peu brutale, mais ils ont de bonnes intentions.

– Je ne suis pas effrayé, répondit Julius. Je me demande seulement, quand les écoles et les universités produisent une collection de ruffians comme ceux-ci, ce que dureront les écoles et les universités anglaises.

– Songez où vous êtes, Julius ! ils vous jetteraient par la fenêtre s’ils vous entendaient.

– Ils ne feraient alors que confirmer mon opinion sur eux.

L’assemblée qui voyait, mais n’entendait pas ce colloque entre les deux frères, devint inquiète sur le sort de la course future.

Un terrible rugissement somma Geoffrey de déclarer s’il survenait quelque chose de nouveau. Après avoir calmé ces enragés, Geoffrey se tourna de nouveau vers son frère et lui demanda d’un ton moins aimable ce que diable il venait faire à la taverne.

– J’ai quelque chose à vous dire avant de retourner en Écosse, répondit Julius. Notre père consent à vous offrir une dernière chance de vous remettre bien avec lui. Si vous ne la saisissez pas, ma porte vous sera fermée comme la sienne.

Rien n’est plus remarquable que le sens pratique et la possession de soi-même que fait voir le jeune homme de nos jours, en toute conjoncture où ses intérêts sont enjeu. Au lieu de s’irriter du ton que son frère prenait avec lui, Geoffrey descendit à l’instant du piédestal de gloire sur lequel il était perché, et se remit sans combat entre les mains qui tenaient sa destinée, c’est-à-dire sa bourse.

Cinq minutes après, l’assemblée s’était séparée sur les assurances qu’il lui avait renouvelées de prendre part à la hideuse course et les deux frères étaient enfermés ensemble dans un des cabinets particuliers de l’établissement.

– Expliquez-vous ! dit Geoffrey, et ne soyez pas long.

– Je ne vous demande que peu de temps, répondit Julius. Je pars ce soir même par le train postal, et j’ai beaucoup de choses à faire avant l’heure de mon départ. Voici le fait en termes bien clairs. Notre père consent à vous revoir, si vous consentez à vous marier avec son approbation, et ma mère a découvert une femme pour vous. Naissance, beauté, fortune, tout vous est offert. Prenez cela et vous recouvrez votre position comme fils de lord Holchester. Refusez, et vous consommez votre ruine.

Ces nouvelles n’étaient pas, pour Geoffrey, de la nature la plus rassurante. Au lieu de répondre, il frappa du poing avec fureur sur la table en maudissant de tout cœur une certaine femme qu’il ne nommait pas.

– Je n’ai rien à voir dans les liaisons dégradantes que vous pouvez avoir formées, continua Julius. Je me borne à vous exposer la situation telle qu’elle est et à vous laisser libre de faire votre choix. La dame en question se nommait originairement miss Newenden, elle descend d’une des plus anciennes familles d’Angleterre. Elle est maintenant Mrs Glenarm, la jeune veuve et sans enfants du grand marchand de fer de ce nom. Naissance et fortune, je vous dis qu’elle réunit ces deux conditions. Son revenu annuel, bien clair et bien net, est de 10 000 livres. Mon père peut et voudra le porter à 15 000 livres, si vous êtes assez heureux pour la décider à vous épouser.