Ma mère répond de ses qualités et ma femme l’a rencontrée dans notre maison de Londres. Elle est maintenant, à ce que j’ai appris, chez des amis en Écosse, et quand je serai de retour, j’aurai soin de lui envoyer une invitation. Il reste naturellement à voir si vous serez assez heureux pour produire sur elle une impression favorable. Pour le moment, vous ferez tout ce que mon père vous demande, en tentant seulement l’aventure.
Geoffrey écarta impatiemment ce côté de la question comme ne méritant pas d’être pris en considération.
– Si elle ne voit pas d’un bon œil un homme qui va courir dans la course à pied de Fulham, dit l’athlète, il ne manque pas de femmes qui la valent et qui auront meilleur goût. Là n’est pas la difficulté. Ne vous inquiétez pas de cela.
– Je vous le répète encore ; je n’ai rien à voir dans vos embarras, reprit Julius. Prenez le reste de la journée pour réfléchir à ce que je vous ai dit. Si vous vous décidez à accepter ma proposition, j’espère que vous me prouverez que vous avez le sens commun, en venant me trouver ce soir à la station. Nous repartirons ensemble pour l’Écosse. Vous compléterez votre visite interrompue chez lady Lundie – il importe à mes intérêts de vous voir traiter une dame qui occupe une grande position dans le pays avec le respect qui lui est dû –, et ma femme prendra soin des arrangements nécessaires avec Mrs Glenarm, avant votre retour dans notre maison. Nous n’avons rien de plus à dire, et il n’y a pas nécessité à ce que je reste ici plus longtemps. Si vous venez me rejoindre ce soir à la station, votre belle-sœur et moi nous ferons tout pour vous aider. Si je repars seul pour l’Écosse, ne prenez pas la peine de me suivre. J’en ai fini avec vous.
Il serra la main de son frère et partit.
Resté seul, Geoffrey alluma sa pipe et fit appeler le maître de la taverne.
– Amenez-moi un bateau, dit-il, je vais me promener sur le fleuve pendant une heure. Mettez dedans quelques serviettes, il se peut que je me baigne.
– Ne vous montrez pas sur le devant de la maison, monsieur ! s’écria le brave homme. Si le peuple vous voit, il est dans une telle agitation que la police ne répond pas de l’ordre.
– Très bien ! je sortirai par-derrière.
Il fit quelques tours dans la pièce. Quelles difficultés n’avait-il pas à surmonter s’il voulait profiter de l’avenir doré que son frère entrouvrait devant lui !
La principale n’était pas le sport. Le comité lui avait promis de reculer le jour, s’il le désirait, et un mois d’entraînement dans les conditions physiques où il était, serait amplement suffisant. Avait-il personnellement quelque chose à objecter contre l’idée d’essayer ses chances vis-à-vis de Mrs Glenarm ?
Non !
Toutes les femmes lui convenaient, pourvu que son père fût satisfait ; l’argent arrange tout. Le seul obstacle qu’il allait rencontrer sur son chemin, c’était la femme qu’il avait déshonorée : Anne !
La seule difficulté insurmontable était la difficulté de s’entendre avec Anne.
– Nous verrons comme les choses se présenteront, se dit-il à lui-même, quand j’aurai remonté le fleuve !
Le maître de la taverne et l’inspecteur de police le firent sortir par la porte de derrière, inconnue de la populace qui l’attendait sur le devant de la maison. Les deux hommes restèrent sur le bord du fleuve quand il partit, admirant les longs, les puissants, faciles et beaux coups d’aviron qu’il donnait.
– Voilà ce que j’appelle la gloire et la fleur de l’Angleterre, dit l’inspecteur. Les paris sur lui ont-ils commencé ?
– Six contre quatre, dit le maître de la taverne, et il n’y a pas de preneurs.
Julius se rendit de bonne heure à la station dans la soirée.
– Que Geoffrey ne puisse pas trouver une excuse dans votre négligence s’il est en retard, lui avait dit sa mère.
La première personne que vit Julius en descendant de voiture fut Geoffrey, son billet pris et son bagage remis aux porteurs.
QUATRIÈME SCÈNE
WYNDIGATES
17
TOUT PRÈS
La bibliothèque de Windygates était la plus grande et la plus belle pièce de la maison. Les deux grandes espèces sous lesquelles la littérature est ordinairement classée occupaient leur rang habituel : sur les rayons fixés contre les murs, les livres ayant le respect général de l’humanité, et qu’elle ne lit pas ; sur les tables distribuées dans les différentes parties de la salle, les livres, au contraire, que lit l’humanité et pour lesquels elle n’a pas de respect.
Dans la première classe, les livres des doctes anciens, les histoires, les essais des philosophes modernes, autrement dit la solide littérature qui est universellement estimée, mais sans enthousiasme. Dans la seconde classe, les romans du jour, autrement dit la littérature légère qui est universellement recherchée et hypocritement méprisée.
À Windygates, comme ailleurs, on considérait l’histoire comme de la haute littérature, parce qu’elle est censée rester fidèle à de hautes autorités, que nous connaissons peu, et la fiction, comme de la littérature légère parce qu’elle essaie de rester fidèle à la nature, que nous connaissons encore moins.
À Windygates, comme ailleurs, tout le monde était fort satisfait de soi si l’on pouvait se faire surprendre à consulter l’histoire, et plus ou moins honteux si l’on était pris à dévorer nos fictions.
Une particularité architecturale dans l’arrangement de la bibliothèque favorisait le développement de cette commune et curieuse forme de la stupidité humaine. Tandis qu’une rangée de luxueux fauteuils dans les principales parties de la salle invitait les amateurs de solide littérature à se révéler dans l’accomplissement de leur glorieux labeur, une série de petites retraites abritées par de petits rideaux et des niches ouvertes dans le mur permettaient au gourmet de littérature légère de se cacher pour s’adonner à son bas appétit.
Au reste, tous les moindres accessoires de cette salle spacieuse et tranquille étaient aussi soignés et aussi bien entendus que l’esprit et les sens le pouvaient désirer. La littérature solide et la littérature légère, grands et petits écrivains, étaient admirablement éclairés par la belle et franche lumière du ciel que laissaient pénétrer à flots les grandes portes-fenêtres qui donnaient accès dans la salle.
Quatre jours s’étaient écoulés depuis la fête donnée par lady Lundie dans ses jardins, et il s’en fallait d’une heure que le moment ne fût venu où la cloche sonnait pour annoncer le lunch.
La plupart des hôtes de Windygates étaient dans le jardin, jouissant d’une belle matinée de soleil, après quelques jours assombris par les brouillards. Deux gentlemen se trouvaient seuls dans la bibliothèque. C’étaient les deux gentlemen du monde qu’on pouvait le moins supposer avoir un motif légitime de se rencontrer dans un lieu de retraite littéraire. L’un était Arnold Brinkworth et l’autre, Geoffrey Delamayn.
Ils étaient arrivés tous deux à Windygates, le matin. Geoffrey avait fait le voyage de Londres avec son frère, par le train du soir précédent.
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