Retenu dans son domaine au-delà du temps qu’il avait fixé par des cérémonies et des fêtes qu’il ne pouvait abréger sans offenser de braves et dignes gens, Arnold avait pris le train du matin, à la station la plus rapprochée de sa propriété.

Il était revenu chez lady Lundie comme il était parti de chez lady Lundie, en compagnie de son ami.

Après une courte entrevue avec Blanche, Arnold avait rejoint son ami dans la sûre retraite de la bibliothèque, pour épuiser ce qu’il leur restait à se dire au sujet d’Anne Sylvestre. Après avoir complété son récit sur ce qui s’était passé à Craig Fernie, il attendit naturellement ce que Geoffrey allait lui répondre ; mais, au grand étonnement d’Arnold, Geoffrey parut se disposer à quitter la bibliothèque sans prononcer un mot.

Arnold l’arrêta brusquement.

– Pas si vite, Geoffrey, dit-il. Je porte à miss Sylvestre autant d’intérêt qu’à vous. Maintenant que vous voilà de retour en Écosse, qu’allez-vous faire ?

Si Geoffrey avait dit la vérité, il aurait établi sa situation à peu près comme suit.

Il était décidé à abandonner Anne, dès le moment où il avait rejoint son frère pour revenir en Écosse avec lui. Mais il n’avait pas été plus loin. Comment il pourrait abandonner la femme qui s’était fiée à son honneur, sans que sa honteuse conduite fût mise au jour, c’était plus qu’il n’en savait.

Une vague idée de la tranquilliser tout en la trompant par un mariage qui ne serait pas un mariage lui avait passé par la tête pendant le voyage. Il s’était demandé si une machination de ce genre ne pouvait pas être aisément ourdie dans un pays notoirement connu pour les facilités offertes par ses lois sur le mariage… à la condition de les bien connaître.

Ce qui lui avait donné à penser que son savant frère, qui habitait l’Écosse, pourrait être facilement induit à lui dire innocemment ce qu’il avait besoin de savoir.

Il avait donc mis la conversation sur les mariages écossais en général afin de tenter l’aventure, mais Julius n’avait pas étudié la question.

En résumé, Geoffrey se trouvait maintenant en Écosse, sans autre moyen pour conquérir sa liberté que des accidents et le hasard, aidé par sa résolution bien prise d’épouser Mrs Glenarm.

Telle était la situation de son esprit quand il se vit retenu si vivement par Arnold, qui lui demandait ce qu’il entendait faire.

– Ce qu’il convient de faire, répondit-il effrontément ; cela ne peut pas faire de doute.

– Je suis heureux de vous entendre vous exprimer aussi catégoriquement, répondit Arnold. À votre place, j’aurais passé à l’étranger avec miss Sylvestre, ou peut-être aurais-je consulté sir Patrick.

Geoffrey lui lança un rapide coup d’œil.

– Consulter sir Patrick ? répéta-t-il, pourquoi ?

– Je n’aurais pas su comment me marier ici, répondit Arnold, et me trouvant en Écosse, je me serais adressé à sir Patrick parce que je le crois très versé dans toutes ces questions.

– En supposant que je ne voie pas aussi clairement que vous le pensez la route que je dois suivre, dit Geoffrey, me conseilleriez-vous de consulter ?…

– Sir Patrick… Assurément ! Il a passé sa vie dans la pratique des lois écossaises. Ne saviez-vous pas cela ?

– Non.

– Allons, suivez mon conseil ; adressez-vous à lui. Vous n’avez besoin de nommer personne. Vous pouvez dire que cela intéresse un ami.

L’idée était neuve et elle était bonne. Geoffrey regarda impatiemment vers la porte. Anxieux de faire de sir Patrick son innocent complice, il fit une nouvelle tentative pour quitter la bibliothèque.

Mais ce fut encore en vain. Arnold avait d’autres questions à lui adresser et d’autres avis à lui donner.

– Comment avez-vous arrangé votre rencontre avec miss Sylvestre ? continua-t-il. Vous ne pouvez vous présenter à l’hôtel comme son mari, puisque c’est moi qu’on connaît comme tel. Où allez-vous la voir ? Elle est seule ; elle doit être fatiguée d’attendre, la pauvre fille. Pouvez-vous ménager les choses de manière à la voir demain ?

Après avoir regardé fixement Arnold, tandis qu’il parlait, Geoffrey partit d’un grand éclat de rire. Une anxiété désintéressée pour les peines d’une autre personne était un de ces sentiments raffinés que l’éducation musculaire ne l’avait pas rendu apte à comprendre.

– Eh ! dites donc, mon cher Arnold, vous semblez prendre un intérêt bien extraordinaire à miss Sylvestre. Vous n’en êtes pas vous-même tombé amoureux, n’est-ce pas ?

– Allons ! allons ! dit sérieusement Arnold, ni elle ni moi ne méritons d’être l’objet de semblables plaisanteries. J’ai fait un sacrifice pour vous obliger, cher Geoffrey, et elle aussi.

Le visage de Geoffrey redevint sérieux. Son secret était entre les mains d’Arnold, et son estime pour le caractère d’Arnold était fondée, sans qu’il en eût conscience, sur l’expérience qu’il avait du sien propre.

– Très bien, dit-il en manière d’excuse et de concession momentanée. Ce n’était de ma part qu’une plaisanterie.

– Plaisantez tant qu’il vous plaira, quand vous l’aurez épousée, répliqua Arnold. Jusque-là, la situation me paraît, à moi, assez sérieuse.

Il s’arrêta, réfléchit, et posa la main sur le bras de Geoffrey.

– Souvenez-vous, reprit-il, que vous ne devez souffler mot à âme qui vive de ma visite à l’auberge.

– Je vous ai déjà promis d’être muet. Que vous faut-il de plus ?

– Je suis inquiet, Geoffrey. J’étais à Craig Fernie, vous vous le rappelez, quand Blanche y est venue. Elle m’a raconté tout ce qui était arrivé, la pauvre chère enfant, dans la ferme persuasion que j’étais alors bien loin de là. Je ne pourrais plus la regarder en face, je le jure ! Que penserait-elle de moi si elle connaissait la vérité ? Je vous en prie, prenez bien garde ! prenez bien garde !

Geoffrey s’impatientait.

– Tout cela, vous me l’avez dit, répliqua-t-il, sur le chemin de la station jusqu’ici. À quoi bon y revenir ?

– Vous avez tout à fait raison, dit Arnold avec bonne humeur. Le fait est que je me sens bizarre, ce matin. Mon esprit est troublé de mauvais pressentiments, je ne sais pourquoi.

– Votre esprit ! répéta Geoffrey, avec un souverain mépris.