C’est la chair et le corps qui ne sont pas en bon état. Vous dépassez d’une façon visible votre poids normal. Peste soit de l’esprit ! Un homme dans de bonnes conditions d’entraînement ne sait pas qu’il a un esprit. Exercez-vous à manier les haltères, à monter une côte en courant, avec un gros pardessus sur vos épaules. Suez-moi cela, Arnold, suez-moi cela !

Sur ce bon conseil, il se retourna pour la troisième fois avec l’intention de quitter la bibliothèque, mais la destinée semblait l’avoir condamné à y rester emprisonné tout le matin. Cette fois, ce fut un domestique qui se trouva sur son passage, un domestique porteur d’une lettre et d’un message. Cet homme attendit la réponse.

Geoffrey regarda la lettre. Elle était de l’écriture de son frère. Or, il avait laissé son frère à la jonction des deux lignes, il y avait de cela trois heures. Qu’est-ce que Julius pouvait avoir à lui dire ?

Il ouvrit la lettre. Julius lui apprenait que la fortune se prononçait déjà en sa faveur. Il avait reçu des nouvelles de Mrs Glenarm dès son arrivée chez lui.

Cette dame était venue rendre visite à sa femme pendant son court séjour à Londres. Celle-ci l’avait invitée à venir passer quelque temps chez elle et Mrs Glenarm avait accepté l’invitation pour les premiers jours de la semaine.

Les premiers jours de la semaine, écrivait Julius, cela veut dire demain. Présentez vos excuses à lady Lundie et prenez soin de ne pas l’offenser. Dites-lui que des raisons de famille, que vous avez l’espoir de pouvoir lui révéler bientôt, vous obligent à avoir encore recours à son indulgence. Et venez demain nous aider à recevoir Mrs Glenarm.

Geoffrey lui-même tressaillit en se voyant dans la nécessité de prendre une décision soudaine. Anne connaissait la demeure de son frère. Si, ne sachant où le trouver ailleurs, elle apparaissait dans cette maison et venait le demander en présence de Mrs Glenarm ! Il donna au porteur du message l’ordre d’attendre, disant qu’il voulait envoyer une réponse par écrit.

– De Craig Fernie ? dit Arnold en montrant du doigt la lettre que tenait son ami.

Geoffrey releva la tête avec humeur et il ouvrait la bouche pour répondre à cette allusion si inopportune à Anne Sylvestre, quand une voix appelant Arnold se fit entendre de l’intérieur et annonça l’arrivée d’une troisième personne dans la bibliothèque.

La conférence secrète des deux jeunes gens était terminée.

18

PLUS PRÈS ENCORE

Blanche s’avança d’un pas léger.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle à Arnold.

– Rien. J’allais justement vous aller chercher dans le jardin.

– Le jardin est insupportable ce matin.

En disant cela, elle s’éventait avec son mouchoir et, remarquant pour la première fois la présence de Geoffrey, elle ne prit pas du tout la peine de cacher l’ennui qu’elle en éprouvait.

« Attendez que je sois mariée, pensa-t-elle, et Mr Delamayn sera plus habile que je ne le soupçonne de l’être, s’il jouit beaucoup de la société de son ami. »

– Un peu trop chaud, hein ? dit Geoffrey en voyant les yeux de la jeune fille fixés sur lui et supposant qu’elle attendait de lui quelque compliment.

Après avoir accompli ce devoir, il s’éloigna sans attendre une réponse, et alla s’asseoir devant un des bureaux de la bibliothèque.

– Sir Patrick est tout à fait dans le vrai sur les jeunes gens d’aujourd’hui, dit Blanche en se retournant du côté d’Arnold. En voici un qui m’adresse une question et qui n’attend pas que je lui réponde. Il y en a trois autres du même genre dans le jardin, qui n’ont parlé, depuis une heure, que des ancêtres de leurs chevaux et des muscles des hommes. Quand nous serons mariés, Arnold, ne me présentez aucun de vos amis, à moins qu’il n’ait atteint la cinquantaine. Qu’allons-nous faire jusqu’au lunch ? On est tranquille ici et au frais au milieu des livres. J’ai besoin d’une douce occupation et je n’ai absolument rien à faire. Si nous lisions quelques poésies ?

– Pendant qu’il est ici ? demanda Arnold en désignant l’antithèse personnifiée de la poésie, autrement dit Geoffrey Delamayn, assis, le dos tourné, à l’autre bout de la bibliothèque et écrivant.

– Pouah ! fit Blanche. Mettons qu’il y ait un animal dans la pièce ; nous n’avons pas à nous inquiéter de lui.

– Ah ! mais, s’écria Arnold, vous êtes plus mordante ce matin que sir Patrick lui-même. Si vous parlez ainsi de mon ami, que sera-ce donc quand nous serons mariés ?

Blanche fit glisser sa main dans celle d’Arnold et lui imprima une douce pression très significative.

– Je serai toujours bonne pour vous, murmura-t-elle avec un regard plein des plus tendres promesses.

Arnold lui rendit ce regard.

Geoffrey devenait gênant. Pourquoi ce grand et stupide maladroit n’allait-il pas écrire sa lettre ailleurs ?

Avec un petit soupir étouffé, Blanche se laissa retomber sur son fauteuil et demanda de nouveau la lecture de quelques poésies, mais d’une voix mal assurée, son visage étant bien plus coloré que d’habitude.

– Quelle poésie dois-je vous lire ? demanda Arnold.

– N’importe laquelle. C’est encore un de mes caprices. Je meurs du désir d’entendre de la poésie, je ne sais laquelle, et je ne sais pourquoi j’éprouve ce désir.

Arnold alla droit à la plus proche tablette et prit le premier volume qui lui tomba sous la main, un gros livre in-quarto dont la reliure était très simple.

– Eh bien ! demanda Blanche, qu’avez-vous trouvé ?

Arnold ouvrit le volume et lut consciencieusement tel qu’il était imprimé :

– Le Paradis perdu, poème, par John Milton.

– Je n’ai jamais lu Milton, dit Blanche, et vous ?

– Moi non plus.

– Autre exemple de sympathie entre nous ! Nulle personne instruite ne doit cependant ignorer Milton.