Rangeons-nous parmi les personnes instruites. Commencez, je vous prie.
Arnold prit un tabouret, s’assit aux pieds de Blanche et ouvrit le premier livre du Paradis perdu.
Son système comme lecteur de vers blancs était la simplicité même. En poésie, nous sommes quelques-uns, beaucoup de poètes vivants peuvent en témoigner, qui tenons pour le son, et quelques autres, peu de poètes vivants peuvent en témoigner, qui préférons le sens. Arnold était pour le son.
Il s’arrêtait inexorablement après chaque vers comme s’il y avait un point ; il lisait très haut sur les intonations montantes et aussi vite que le lui permettaient les difficultés qu’il éprouvait à articuler ces mots.
La première désobéissance de l’homme et le fruit
De cet arbre formidable dont la saveur mortelle
Amena la mort en ce monde, nous livra au malheur,
Et nous fit perdre le Paradis jusqu’au moment où un homme plus grand
Nous rendit et nous reconquit le séjour des bienheureux.
Chante, muse mortelle…
– C’est beau, dit Blanche. Quelle honte d’avoir depuis si longtemps Milton dans la bibliothèque et de ne pas l’avoir encore lu. Nous passerons des matinées à lire Milton, Arnold. Cela paraît long, mais nous sommes jeunes tous deux, et nous vivrons peut-être assez pour voir la fin du livre… Attendez donc, Arnold, que je vous regarde encore ; vous ne me semblez pas être revenu à Windygates dans de bonnes dispositions de santé.
– Vraiment ?… je ne pourrais vous expliquer cela.
– Je le puis, moi, c’est par sympathie. Je ne suis pas non plus dans mon état habituel.
– Vous ?
– Non ; après ce que j’ai vu à Craig Fernie, je deviens de plus en plus inquiète au sujet d’Anne. Vous devez le comprendre, j’en suis sûre ; je vous en ai assez dit ce matin.
Arnold cessa brusquement de regarder Blanche, pour se replonger dans le Milton. Cette nouvelle allusion aux événements de Craig Fernie lui semblait un nouveau reproche de sa conduite à l’auberge. Il essaya d’imposer silence à la jeune fille, en lui montrant Geoffrey…
– N’oubliez pas, murmura-t-il, qu’il y a une autre personne que nous dans cette pièce.
Blanche leva les épaules très dédaigneusement.
– Que lui importe ? demanda Blanche. Que sait-il et que se soucie-t-il de savoir au sujet d’Anne ?
Il n’y avait qu’une seule chance de détourner l’attention de Blanche de ce sujet délicat, c’était de reprendre la lecture ; il sauta deux vers et continua avec plus de son et moins de sens que jamais :
Au commencement, comment le ciel et la terre
Sortirent-ils du chaos ? Comment la montagne de Sion…
– Attendez encore, Arnold. Vous ne pouvez ainsi me donner une indigestion de Milton. Et puis j’ai quelque chose à vous dire. Savez-vous que j’ai consulté mon oncle au sujet d’Anne ? Je l’ai abordé ici, dans cette pièce. Je lui ai dit tout ce que je vous avais dit à vous-même. Je lui ai montré la lettre d’Anne, et lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il a pris un peu de temps et beaucoup de tabac avant de me répondre. Il s’est enfin décidé à parler, et m’a dit que je pouvais être parfaitement dans le vrai en soupçonnant le mari d’Anne d’être un homme abominable. Moi, je me rappelle sa manière de se soustraire à ma vue : c’est une circonstance suspecte ! Et puis, ces lumières soudainement éteintes à mon arrivée. J’avais pensé, et Mrs Inchbare avait pensé comme moi, que c’était le vent. Sir Patrick soupçonne cet homme horrible d’avoir soufflé les bougies pour que je ne puisse pas le voir en entrant dans la chambre. Je suis intimement persuadée que sir Patrick a raison… Qu’en pensez-vous ?
– Je pense que nous ferons mieux de poursuivre notre lecture, repartit Arnold, qui avait de nouveau baissé la tête sur le livre. Nous semblons oublier Milton.
– Comme vous êtes énervant avec votre Milton. Ce dernier morceau ne m’a pas paru aussi intéressant que l’autre. Y a-t-il de l’amour dans le Paradis perdu ?
– Peut-être en trouverons-nous si nous continuons.
– Très bien, alors ; continuez et arrivez-y bien vite.
Arnold fut si prompt qu’il perdit l’endroit où il avait lu. Au lieu de continuer, il recommença et se répéta :
Au commencement, comment le ciel et la terre
Sortirent-ils du chaos ? Comment la montagne de Sion…
– Vous avez déjà lu cela, dit Blanche.
– Je ne le crois pas.
– J’en suis sûre. Quand vous avez dit la montagne de Sion, je me souviens que cela m’a fait penser aux méthodistes. Je n’aurais jamais pensé aux méthodistes si vous n’aviez pas dit la montagne de Sion. Voilà qui tombe sous le sens.
– Je vais essayer à partir de la page suivante, dit Arnold.
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