Je vais tâcher de vous les exposer clairement. Il y a des mariages permis en Écosse, qu’on appelle des mariages irréguliers, et c’est une abominable chose. Mais ils ont ce mérite particulier, dans l’espèce qui nous occupe, qu’il est extrêmement difficile pour un homme qui veut en contracter un de ne pas se trouver marié réellement, et extrêmement aisé pour un autre homme de se trouver marié aussi sans avoir le plus léger soupçon de ce qu’il a fait. » Voilà exactement ce que mon oncle m’a dit, Arnold. Quand nous nous marierons, ce ne sera pas en Écosse.

Les vives couleurs de Geoffrey s’effacèrent. Si tout cela était vrai, il pouvait bien lui-même être pris au piège qu’il aurait tendu à Anne ! Blanche continua son récit. Il écouta plus attentivement encore.

– Mon oncle me demanda si je le comprenais. C’était clair comme le jour en plein midi… naturellement je l’avais compris. « Très bien, alors, passons maintenant à l’application, dit sir Patrick ; supposons encore que nous ayons deviné juste. Miss Sylvestre peut se rendre malheureuse sans cause réelle. Si cet homme invisible de Craig Fernie a voulu, je ne dirai pas l’épouser, mais feindre de la prendre pour femme, et s’il a essayé de jouer ce jeu abominable en Écosse, il y a neuf chances contre une, quoiqu’il ne le croie pas, ni elle non plus, pour qu’il l’ait réellement épousée après tout. » Ce sont toujours les propres paroles de mon oncle. Inutile d’ajouter qu’une demi-heure après qu’elles étaient tombées de ses lèvres, je les avais envoyées à Craig Fernie dans une lettre adressée à Anne !

Les yeux de Geoffrey brillèrent tout à coup. Une lumière infernale les illumina, une idée inspirée par le démon entrait dans son esprit.

Il regarda furtivement l’homme auquel il avait sauvé la vie, l’homme qui, en retour, s’était dévoué à le servir. Une hideuse malice contracta sa bouche et passa dans ses yeux.

« Arnold s’est donné comme son mari à l’auberge. Par Dieu ! voilà un moyen de me tirer d’affaire auquel je n’avais pas pensé. »

Et là dessus, il revint à la lettre à demi terminée qu’il écrivait à son frère. Pour la première fois de sa vie, il était violemment agité ; pour la première fois aussi, il était dompté par ses propres pensées !

Il avait écrit à Julius sous l’influence de la vive nécessité de gagner du temps, afin de pouvoir amener Anne à quitter l’Écosse avant de s’aventurer à faire sa cour à Mrs Glenarm. Sa lettre contenait une foule d’excuses embarrassées dans le but de retarder son retour à la maison de Julius.

« Non ! se dit-il en la relisant, ce n’est plus cela ! »

Il tourna une seconde fois la tête du côté d’Arnold et tout en le regardant il déchira la lettre en petits morceaux.

Blanche n’avait pas fini.

– Non, dit-elle à Arnold qui lui proposait un tour dans le jardin, j’ai encore quelque chose à vous dire et vous y êtes intéressé cette fois.

Arnold se résigna donc à écouter et, qui pis est, à répondre, s’il ne pouvait faire autrement, sur le ton d’un innocent étranger qui de sa vie ne se serait approché de l’auberge de Craig Fernie.

– Eh bien ! reprit Blanche, que pensez-vous qu’il soit advenu de ma lettre à Anne ?

– Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’en sais rien.

– Il n’en est rien advenu !

– En vérité ?

– Absolument rien ! Je sais qu’elle a reçu ma lettre hier matin. Je comptais avoir sa réponse ce matin, avant le déjeuner.

– Peut-être a-t-elle pensé qu’elle ne demandait pas de réponse.

– Elle ne peut penser cela, pour des raisons à moi connues. En outre, dans ma lettre d’hier, je la suppliais de me faire savoir, ne fût-ce que par une ligne, si dans la supposition que nous avions faite sur la nature de ses inquiétudes, sir Patrick et moi nous avions deviné juste. Voici la journée qui s’avance, et pas de réponse ! Qu’en dois-je conclure ?

– Véritablement, je l’ignore.

– Est-il possible, Arnold, que nous n’ayons pas deviné juste après tout ? La méchanceté de cet homme qui a soufflé la bougie ne peut se jouer de notre perspicacité. Le doute est si affreux que je suis résolue à ne pas demeurer dans cette incertitude plus longtemps. Je compte sur votre sympathie et sur votre assistance pour demain.

Arnold sentit son cœur défaillir. Quelque nouvelle complication se préparait évidemment à l’assaillir. Il attendit le coup en silence.

Blanche se pencha vers lui et lui dit à l’oreille :

– C’est un secret… Si cet être qui est là-bas au bureau a des oreilles pour autre chose que pour le canotage et les courses, il ne doit pas entendre ceci ! Anne peut venir me voir secrètement à l’heure du lunch. Si elle ne vient pas et si je ne reçois pas de ses nouvelles, alors le mystère de son silence devra être éclairci, et c’est vous que je chargerai de l’éclaircir.

– Moi ?

– Ne créez pas de nouvelles difficultés ! Si vous ne pouvez trouver les moyens d’arriver à Craig Fernie, je vous aiderai. Quant à Anne, vous savez qu’elle est bonne et charmante ; elle vous recevra parfaitement par amour pour moi. Je dois et je veux avoir de ses nouvelles ; je ne puis pas m’enfuir de la maison une seconde fois. Sir Patrick est sympathique à ma pauvre chérie ; mais il ne voudra pas bouger. Lady Lundie est une cruelle ennemie. Les domestiques sont menacés de perdre leurs places, si un seul se rend auprès d’Anne. Il n’y a que vous.