Ainsi, demain, vous irez trouver Anne, si je ne la vois pas ou si je ne reçois pas de ses nouvelles aujourd’hui.

Une pareille mission à l’homme qui avait passé à l’auberge pour le mari d’Anne et qui était devenu forcément l’intime confident de son triste secret !

Arnold se leva et remit le Milton en place avec le calme du désespoir.

S’il se fût agi de tout autre secret, il aurait cherché un confident et du secours ; mais le secret d’une femme à la garde duquel était attachée la réputation de celle-ci ne devait être confié à personne, sous la pression de quelque circonstance que ce fût.

« Si Geoffrey ne me tire pas de là, pensa-t-il, je n’ai pas d’autre solution que de quitter Windygates demain. »

Comme il replaçait le livre sur la tablette, lady Lundie entra dans la bibliothèque, venant du jardin.

– Que faites-vous ici ? dit-elle à sa belle-fille.

– Je cultive mon esprit, répliqua Blanche. Mr Brinkworth et moi nous avons lu Milton.

– Pouvez-vous pousser la condescendance, après avoir lu Milton toute la matinée, jusqu’à consentir à m’aider dans l’envoi des invitations pour mon dîner de la semaine prochaine ?

– Poussez-vous vous-même la condescendance jusqu’à vouloir bien y songer après avoir passé toute la matinée à donner du grain à vos poules ? Quant à moi, je dois être l’humilité même après la lecture de Milton.

Sur ce petit échange d’acides aménités féminines, la belle-mère et la belle-fille se placèrent à l’écart devant une table. Arnold rejoignit son ami à l’autre bout de la bibliothèque.

Geoffrey était assis, les coudes appuyés sur le pupitre et ses poings fermés enfoncés dans ses joues. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, et les fragments d’une lettre déchirée étaient épars autour de lui. Il laissa voir des symptômes de sensibilité nerveuse pour la première fois de sa vie. Il tressaillit lorsque Arnold lui adressa la parole.

– Qu’avez-vous, Geoffrey ?

– Une réponse à faire à une lettre, et je ne sais que dire.

– Une lettre à miss Sylvestre ? demanda Arnold en baissant la voix pour ne pas être entendu des deux dames, à l’autre extrémité de la salle.

– Non, répondit Geoffrey encore plus bas.

– Avez-vous entendu ce que Blanche a dit au sujet de miss Sylvestre ?

– J’en ai entendu quelques mots.

– Blanche a l’intention de m’envoyer à Craig Fernie demain si elle ne reçoit pas de nouvelles de miss Sylvestre aujourd’hui.

– Je n’ai pas entendu cela.

– Mais vous le savez maintenant ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! il y a une limite aux services qu’un homme peut attendre de son meilleur ami. J’espère que vous ne me demanderez pas d’être, demain, le messager de Blanche. Je ne pourrais et je ne consentirais pas à retourner à l’auberge, dans l’état actuel des choses.

– Vous en avez assez, hein ?

– J’ai assez de tourmenter miss Sylvestre et plus qu’assez de tromper Blanche.

– Qu’entendez-vous par tourmenter miss Sylvestre ?

– Elle ne doit pas accepter aussi facilement que vous et moi, Geoffrey, la nécessité où elle s’est trouvée de me faire passer pour son mari aux yeux des gens de l’auberge.

Geoffrey prit d’un air distrait un couteau à papier, et la tête courbée sur la table, il se mit à couper le bout du papier buvard qu’il avait sous la main. Le front toujours baissé, il rompit brusquement le silence en murmurant :

– Dites-moi…

– Quoi ?

– Comment vous y êtes-vous pris pour la faire passer pour votre femme ?

– Je vous l’ai déjà dit, pendant le trajet de la station à ici.

– Je pensais à autre chose, redites-le-moi encore.

Arnold lui raconta de nouveau ce qui était arrivé à l’auberge. Geoffrey écoutait, sans faire une observation. Il posa le couteau en équilibre sur l’un de ses doigts, d’un air distrait. Il était étrangement indolent et étrangement silencieux.

– Tout cela est fait et fini, dit Arnold en le secouant par l’épaule. C’est à vous maintenant à me tirer de la position difficile dans laquelle je me suis placé vis-à-vis de Blanche. Il faut que tout soit arrangé avec miss Sylvestre aujourd’hui même.

– Les choses s’arrangeront.

– S’arrangeront ?… Qu’attendez-vous ?

– J’attends, pour faire ce que vous m’avez dit.

– Que vous ai-je dit ?

– Ne m’avez-vous pas dit de consulter sir Patrick avant de l’épouser ?

– Certainement !… je vous l’ai dit.

– Eh bien ! j’attends la chance d’un entretien avec sir Patrick.

– Et alors ?

– Et alors… (Il regarda Arnold pour la première fois.) Alors, dit-il, vous pourrez considérer l’affaire comme arrangée.

– Le mariage ?

Geoffrey ramena vivement ses yeux sur le buvard.

– Oui… le mariage.

Arnold lui tendit la main en signe d’approbation. Geoffrey eut l’air de ne pas le remarquer, ses yeux se portèrent vers la fenêtre.

– N’entendez-vous pas des voix au-dehors ? demanda-t-il.

– Je crois que nos amis sont dans le jardin. Peut-être sir Patrick est-il avec eux. Je vais voir.

Dès qu’il eut le dos tourné, Geoffrey saisit une feuille de papier à lettre.

– Avant que je l’oublie ! se dit-il à lui-même.

Puis il écrivit en haut de la page le mot « mémorandum » et ajouta ces lignes en dessous :

Il l’a demandée à la porte comme sa femme. Il a dit pendant le dîner, devant la patronne de l’auberge et devant le garçon : « Je prends ces chambres pour ma femme. » Il lui a fait dire, à elle même, qu’il était son mari. Après cela, il a passé toute la nuit à l’auberge. Comment les hommes de loi appellent-ils cela en Écosse ? Question : EST-CE UN MARIAGE ?

Après avoir plié le papier, il hésita un moment.

– Non, pensa-t-il, je ne veux pas m’en rapporter à ce qu’a dit miss Lundie. Je ne puis avoir une certitude qu’après avoir consulté sir Patrick.

Il mit le papier dans sa poche et essuya l’abondante transpiration qui inondait son visage. Il était pâle, extraordinairement pâle quand Arnold revint.

– Il ne vous est rien arrivé de fâcheux, Geoffrey ? Vous êtes tout défait !

– C’est la chaleur. Où est sir Patrick ?

– Il faut prendre soin de vous.

Arnold montra par la fenêtre sir Patrick, qui traversait la pelouse en direction de la bibliothèque, des journaux à la main, et accompagné par les hôtes de Windygates. Sir Patrick souriait et ne disait rien. Les hôtes parlaient avec animation sur le diapason le plus haut.

Encore une collision entre l’ancienne école et la nouvelle.

Arnold appela l’attention de Geoffrey sur ce qui se passait là-bas.

– Comment allez-vous consulter sir Patrick avec tout ce monde autour de lui ?

– S’il le faut, dit Geoffrey, je le prendrai par la peau du cou et je le porterai plus loin.

Et il se leva en accentuant ces paroles d’un gros juron.

Sir Patrick entra dans la bibliothèque avec les hôtes à sa suite.

19

ENCORE PLUS PRÈS

L’invasion de la bibliothèque par la société venant du jardin semblait avoir un double objet.

Sir Patrick entrait dans cette pièce pour remettre à leur place les journaux qu’il y avait pris.

Les hôtes, au nombre de cinq, l’avaient suivi pour faire un appel en corps à Geoffrey Delamayn.

Entre ces deux motifs si dissemblables en apparence, il y avait pourtant une relation, qui n’apparaissait pas à la surface.

De ces cinq hôtes, deux étaient des gentlemen d’âge moyen, appartenant à cette grande catégorie de la famille humaine à laquelle la main de la nature a donné une teinte neutre qui n’attire pas les regards. Ils avaient absorbé les idées de leur temps dans la mesure de leur capacité pour les contenir ; ils occupaient, dans la société, à peu près la place qu’occupe le chœur dans un opéra. Ils se faisaient l’écho des sentiments en vogue, et leurs répliques n’étaient jamais assez vives pour ne pas donner à l’orateur le temps de reprendre sa respiration.

Les trois autres étaient du beau côté de la trentaine. Tous trois versés dans les courses de chevaux, les exercices athlétiques, adonnés à la pipe, à la bière, au billard et aux paris. Tous trois profondément ignorants de toute autre chose quelconque sous le soleil. Tous trois gentlemen par leur naissance et tous trois marqués du sceau de l’éducation universitaire, ils étaient comme les reflets affaiblis de Geoffrey.