Nous les distinguerons, en l’absence de toute autre distinction, en leur donnant les numéros Un, Deux, Trois.
Sir Patrick déposa les journaux sur la table et s’établit dans un bon fauteuil. Il fut immédiatement attaqué, en sa qualité de chef de famille, par son inexorable belle-sœur. Lady Lundie lui dépêcha Blanche avec la liste des invités pour le dîner.
– Soumettez cela, ma chère, à l’approbation de votre oncle comme chef de la famille.
Tandis que sir Patrick jetait un coup d’œil sur la liste et qu’Arnold se frayait un chemin vers Blanche, derrière le fauteuil de son oncle, les numéros Un, Deux, Trois, et le Chœur à leur suite, descendirent en corps vers Geoffrey à l’autre bout de la pièce, et firent rapidement, l’un après l’autre, appel à son autorité supérieure, dans les termes suivants :
– Delamayn, nous avons besoin de vous. Voici sir Patrick qui nous met plus bas que terre. Il nous appelle des Bretons aborigènes. Il dit que nous n’avons pas d’instruction. Il doute que nous puissions lire, écrire, et calculer, s’il nous mettait à l’épreuve. Il jure qu’il est las de ces jeunes gens qui se montrent leurs bras et leurs jambes pour voir quel est le plus solide, quel est celui qui peut se vanter d’une triple ceinture de muscles autour de son appareil respiratoire, celui qui en est dépourvu, et autres plaisanteries de ce genre. Il dit des choses infernales du brave garçon qui aime la vie saine au grand air, qui s’exerce à ramer, à courir et à tout le reste, et qui ne veut pas se dessécher sur des livres. Il nous croit capables de tous les crimes connus, y compris l’assassinat. Il voit votre nom imprimé dans les journaux pour la course à pied, et il répond quand nous lui demandons s’il a fait des paris, qu’il tiendrait tous les enjeux contre vous dans une autre course, à l’Université… il veut parler de vos degrés. C’est dégoûtant, cette allusion aux degrés.
Telle était l’opinion du numéro Un.
– Il est de mauvais goût de la part de sir Patrick de mettre sur le tapis une chose que nous ne mentionnons jamais entre nous.
Telle était aussi l’opinion du numéro Deux.
– Il n’est pas digne d’un Anglais de se moquer ainsi d’une personne derrière son dos.
Telle était encore l’opinion du numéro Trois.
– Rappelez-le à l’ordre, Geoffrey.
– Votre nom est dans les journaux.
– Sir Patrick ne peut pas lutter contre vous.
Les deux autres gentlemen se joignirent, sur un ton moins haut, à l’opinion générale.
– La manière de voir de sir Patrick est certainement exagérée, Smith.
– Je pense, Jones, qu’il est désirable d’entendre ce que dira Mr Delamayn.
Geoffrey promenait son regard de l’un à l’autre de ses admirateurs avec une expression de physionomie tout à fait nouvelle pour eux et quelque chose d’insolite dans ses manières qui les plongeait tous dans l’étonnement.
– Vous ne pouvez donc vous-mêmes soutenir la discussion avec sir Patrick, dit-il, puisque vous désirez que je m’en charge.
Un, Deux, Trois et le Chœur répondirent :
– C’est votre affaire.
– Je ne le ferai pas.
Un, Deux, Trois, et le Chœur demandèrent :
– Pourquoi ?
– Parce que, répondit Geoffrey, vous avez tort et que sir Patrick a raison.
Ce ne fut pas seulement de la surprise, ce fut une véritable stupéfaction qui frappa de mutisme la députation du jardin.
Sans leur dire un mot de plus, Geoffrey marcha droit vers le fauteuil de sir Patrick et s’adressa personnellement à lui. Les satellites suivirent et écoutèrent, toujours plongés dans leur muet étonnement.
– Vous tiendriez, quelque enjeu que ce fût, contre moi si je voulais prendre mes degrés ? dit-il. Vous avez parfaitement raison ; je ne pourrais pas prendre mes degrés. Vous doutez qu’il y ait un de mes camarades qui puisse lire, écrire et calculer correctement si vous le mettiez à l’épreuve ? Vous avez encore raison. Vous dites que vous ne voyez pas pourquoi des hommes comme moi et comme eux ne commenceraient point par ramer, courir et se livrer à tous les exercices de ce genre et ne finiraient point par commettre tous les crimes connus, y compris l’assassinat. Et bien ! vous pouvez encore avoir raison. Qui sait ce qui peut leur arriver ? Qui sait par quoi ils peuvent finir ?
Puis, se retournant vers la députation, il ajouta :
– Si vous vouliez savoir ce que je pense, vous autres, je l’ai dit.
Il y avait, dans le cynisme de cette déclaration et dans l’espèce de farouche plaisir qu’il avait semblé y prendre quelque chose qui fit passer, dans le cercle de ceux qui l’écoutaient, sans en excepter sir Patrick lui-même, une sorte de frisson.
Au milieu du silence général, un sixième hôte apparut sur la pelouse et entra dans la bibliothèque. C’était un vieillard silencieux, résolu et sans prétentions, bien connu dans Londres et hors de Londres comme le premier chirurgien consultant de son temps.
– Il y avait une discussion engagée ? demanda-t-il. Suis-je de trop ?
– Il n’y a pas de discussion, nous sommes tous d’accord, cria Geoffrey, répondant impudemment pour tous. C’est là ce qu’il y a de plus drôle, monsieur !
Après un coup d’œil jeté sur Geoffrey, le chirurgien s’arrêta tout à coup au moment où il allait avancer dans la salle, et resta debout près de la fenêtre.
– Je vous demande pardon, dit sir Patrick en s’adressant à Geoffrey, avec une dignité grave, qui était toute nouvelle pour Arnold et qu’il n’avait pas eu encore l’occasion d’observer chez lui. Nous ne sommes pas tous d’accord. Je ne puis vous permettre, Mr Delamayn, de me prêter une expression de sentiments à votre égard, semblables à ceux que vous venez d’exprimer. Le langage dont vous vous êtes servi ne me laisse pas d’autre possibilité que de rétablir ma véritable pensée. Ce n’est pas ma faute si la discussion du jardin s’est ravivée ici devant d’autres témoins… c’est la vôtre.
Il regardait en parlant d’un côté Arnold et Blanche, et de l’autre le chirurgien debout près de lui.
Le chirurgien s’était trouvé une occupation qui l’isolait complètement du reste de la compagnie. Tenant son visage dans l’ombre, il étudiait celui de Geoffrey, éclairé en pleine lumière, avec une attention qui aurait été généralement observée, si tous les yeux n’avaient pas été fixés sur sir Patrick.
Pendant que sir Patrick parlait, Geoffrey s’était assis, impassible devant le reproche dont il était l’objet. Si, dans son impatience de consulter la seule autorité compétente pour décider la question de la position d’Arnold vis-à-vis d’Anne, il s’était rangé du côté de sir Patrick, c’était comme moyen de se débarrasser de la présence importune de ses amis, et il avait manqué son but parce qu’il était incapable d’observer jamais une juste mesure.
Était-il maintenant découragé par le tour que prenaient les choses, ou simplement résigné à laisser passer le temps, à attendre l’occasion ? C’est ce qu’il était difficile de dire d’après les apparences extérieures.
On aurait pu remarquer une contraction imprimée au coin de sa bouche, ce qui n’effaçait pas la stupide indifférence de son regard ; il demeurait là comme un homme décidé à se retrancher dans une opiniâtre indolence, et il défiait toute tentation de se laisser engager de nouveau dans la discussion qui menaçait de continuer.
Sir Patrick reprit un des journaux qu’il avait apportés, et regarda si le chirurgien le suivait.
Non ! L’attention du chirurgien était plus que jamais absorbée dans l’étude de la physionomie de Geoffrey ; il se creusait l’esprit pour s’expliquer dans le jeune homme quelque chose qui l’intéressait et le surprenait tout à la fois.
« Cet homme, pensait-il, est arrivé ici ce matin, après avoir passé toute la nuit en chemin de fer. Une fatigue ordinaire peut-elle expliquer ce que je vois sur son visage ? non ! »
– Notre petite discussion dans le jardin, reprit sir Patrick en répondant au regard interrogateur de Blanche posé sur lui, a commencé, ma chère, à propos d’un paragraphe de ce journal, annonçant que Mr Delamayn doit prendre part à la course à pied qui aura lieu dans les environs de Londres. Je professe des opinions fort impopulaires à l’endroit des exploits athlétiques si fort de mode en Angleterre actuellement. Il se peut que j’aie exprimé ces opinions un peu trop énergiquement dans la chaleur de la discussion avec les gentlemen qui sont, très consciencieusement je n’en doute pas, d’une opinion contraire à la mienne.
Un second grognement de protestation des numéros Un, Deux, Trois, répondit au petit compliment que sir Patrick leur adressait.
– Comment ! Le canotage et les courses doivent finir à Old Bailey et par la potence ? Vous avez dit cela, monsieur, vous l’avez dit !
Les deux gentlemen du Chœur se rangèrent une fois de plus au sentiment général.
– Je crois que le sens des paroles de sir Patrick était cela, Smith ?
– Oui, Jones, certainement, je le pense.
Les deux seules personnes qui demeuraient encore indifférentes au débat étaient Geoffrey et le chirurgien.
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