Que peut-il me vouloir ?
– C’est au sujet d’un de mes amis… poursuivit Geoffrey, ouvrant le chemin vers une des portes-fenêtres. Mon ami est dans l’embarras, et je désirerais avoir votre avis. C’est tout à fait confidentiel ; vous comprenez.
Il s’arrêta tout court, cherchant à voir quelle impression il avait faite…
Mais sir Patrick ne dit pas un mot, ne fit pas un geste qui indiquât le moindre désir d’en entendre davantage.
– Voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi ? demanda Geoffrey.
Sir Patrick montra son pied boiteux.
– J’ai déjà fait ce matin une longue promenade, dit-il. Que mon infirmité me serve d’excuse.
Geoffrey regarda tout autour de lui, en quête d’un endroit qui pût remplacer le jardin, et, revenant vers une des retraites pratiquées dans les saillies du mur de la bibliothèque :
– Nous serons là suffisamment en particulier, dit-il.
Sir Patrick fit un dernier effort pour échapper à l’entretien proposé, et cette fois sans chercher à le déguiser.
– Pardonnez-moi, je vous prie, Mr Delamayn. Êtes-vous sûr que vous vous adressez bien en vous adressant à moi ?
– N’êtes-vous pas un légiste écossais ?
– Certainement.
– Et vous connaissez la question des mariages écossais, n’est-ce pas ?
Les manières de Sir Patrick changèrent tout à coup.
– C’est là le sujet sur lequel vous désirez me consulter ?
– Ce n’est pas pour moi, c’est pour mon ami.
– Eh bien, votre ami ?
– Oui. Il est dans l’embarras à l’égard d’une femme. Ici, en Écosse. Mon ami donc ne sait pas s’il est marié ou non.
– Je suis à votre service, Mr Delamayn.
Au grand soulagement de Geoffrey, soulagement qui n’était pas sans mélange de surprise, sir Patrick, non seulement ne montra plus de répugnance à être consulté, mais ouvrit lui-même la marche vers le lieu de retraite le plus proche.
L’actif cerveau du baronnet avait rapproché l’appel qui lui était fait par Geoffrey de celui qui lui avait été adressé par Blanche, et sur cette base il avait construit son roman.
« Dois-je voir un lien entre la position actuelle de l’institutrice de Blanche et la position actuelle de l’ami de Mr Delamayn ? se demandait-il. Des choses plus étranges se sont présentées dans le cours de ma carrière. »
Les deux interlocuteurs, si singulièrement assortis, s’assirent de chaque côté d’une petite table. Arnold et les autres hôtes étaient sortis, et on les voyait sur la pelouse. Le docteur était à ses gravures et les dames à leurs billets d’invitations.
Cette conférence si peu importante en apparence et si terrible dans les effets qu’elle devait avoir non seulement sur la destinée d’Anne, mais sur l’avenir d’Arnold et de Blanche, fut donc vraiment un entretien à huis clos.
21
DEDANS
– Bon ! dit sir Patrick, quelle est la question ?
– La question, dit Geoffrey, est celle de savoir si mon ami est marié ou ne l’est point.
– A-t-il eu l’intention d’épouser ?
– Non.
– Il était garçon et elle était fille ?… Tous deux étaient en Écosse ?
– Oui.
– Très bien. Maintenant, faites-moi connaître les circonstances.
Geoffrey hésita. L’art d’exposer les circonstances implique un don rare qui ne s’acquiert que par la culture, celui d’ordonner ses idées.
Nul ne savait mieux cela que sir Patrick. Il embarrassait sciemment Geoffrey dès le point de départ, dans la ferme conviction où il était que son client avait quelque chose à lui cacher.
Le meilleur procédé pour lui arracher la vérité, dans ce cas, c’était l’interrogatoire. Mais si Geoffrey s’y était vu soumis dès le début, il aurait pu prendre l’alarme. Le but de sir Patrick était donc de l’amener à demander lui-même à être interrogé…
Geoffrey y fut amené incontinent ; dès qu’il essaya d’exposer les circonstances, il tomba dans l’inévitable confusion habituelle. Sir Patrick attendit qu’il eût complètement perdu le fil de son récit, puis il engagea le jeu, sûr désormais de le gagner.
– Vous serait-il plus facile de répondre à quelques questions ? demanda-t-il innocemment.
– Beaucoup plus facile.
– Je suis tout à votre service. Voulez-vous que nous commencions par reconnaître le terrain ? Avez-vous la liberté de mentionner les noms ?
– Non.
– Les lieux ?
– Non.
– Les dates ?
– Avez-vous besoin à ce sujet d’une réponse précise ?
– Soyez aussi précis que vous le pourrez.
– Vous suffira-t-il que je donne comme date la présente année ?
– Oui. Votre ami et cette dame, à une époque quelconque de cette année, ont-ils voyagé ensemble en Écosse ?
– Non.
– Vécu ensemble en Écosse ?
– Non.
– Qu’ont-ils fait ensemble en Écosse ?
– Eh bien, ils se sont rencontrés l’un et l’autre dans une auberge.
– Oh ! ils se sont rencontrés l’un et l’autre dans une auberge. Qui des deux est arrivé le premier au rendez-vous ?
– La femme est arrivée la première. Attendez un peu.
Il tira de sa poche le mémorandum des faits et gestes d’Arnold à Craig Fernie, écrit sous la dictée d’Arnold lui-même.
– J’ai ici une note, continua-t-il ; peut-être vous conviendra-t-il d’y jeter un coup d’œil.
Sir Patrick prit la note, la lut rapidement pour lui-même, puis il relut phrase par phrase à Geoffrey, s’en servant comme d’un texte pour d’autres questions.
– Il l’a demandée à la porte comme sa femme, lut sir Patrick, c’est-à-dire, je présume, à la porte de l’auberge ? La dame s’était-elle donnée antérieurement, comme une femme mariée, aux gens de l’auberge ?
– Oui.
– Combien de temps a-t-elle passé dans l’auberge avant que le gentleman vînt l’y rejoindre ?
– Seulement une heure environ.
– A-t-elle donné un nom ?
– Je n’en suis pas complètement sûr ; mais je pense que non.
– Le gentleman a-t-il donné un nom ?
– Oh ! je suis sûr qu’il ne s’est pas nommé.
Sir Patrick revint au mémorandum.
– Il a dit, pendant le dîner, devant la patronne de l’auberge et le garçon : « Je prends ces chambres pour ma femme. » Il lui a fait dire à elle-même qu’il était son mari. Mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sans doute, Mr Delamayn ?
– Non, fort sérieusement.
– Vous voulez dire : de manière à paraître chose sérieuse, dans le but apparemment de tromper l’hôtesse et le garçon.
– Pour cela, oui.
Sir Patrick retourna au mémorandum.
– Après cela il a passé toute la nuit à l’auberge… Dans les chambres qu’il avait prises pour lui et pour sa femme ?
– Oui.
– Et le jour suivant ?
– Il s’en est allé. Attendez encore un instant. Il a donné pour excuse une affaire.
– C’est-à-dire qu’il a confirmé dans leur erreur les gens de l’auberge et qu’il a laissé là cette dame, sous le nom et avec le titre de sa femme.
– C’est cela même.
– Est-il revenu à l’auberge ?
– Non.
– Combien de temps la dame y a-t-elle séjourné après son départ ?
– Elle y a séjourné… Eh bien ! elle est restée quelques jours.
– Et votre ami ne l’a pas revue depuis ?
– Non.
– Votre ami et la dame sont-ils anglais ou écossais ?
– Tous deux anglais.
– Mais au moment où ils allaient se rencontrer à l’auberge, sont-ils l’un et l’autre partis d’un lieu de l’Écosse où ils avaient résidé antérieurement, pendant une période d’au moins vingt et un jours ?
Geoffrey hésita. Il était aisé de répondre pour Anne. Lady Lundie et sa maison habitaient Windygates depuis plus de trois semaines. Mais la question, en ce qui concernait Arnold, méritait plus de réflexion. Il rechercha dans sa mémoire des détails de conversations qui avaient eu lieu entre eux, quand il s’était rencontré avec Arnold à la fête de jour de Windygates, et il se rappela certaine allusion à une représentation au théâtre d’Édimbourg. Arnold avait été nécessairement retenu à Édimbourg, avant son arrivée à Windygates, par des formalités légales qui se rattachaient à son héritage.
Il avait donc certainement résidé en Écosse, avant sa rencontre avec Anne à Craig Fernie, pendant une période de temps plus longue que trois semaines.
En conséquence, Geoffrey informa sir Patrick que tous les deux, la dame et le gentleman, étaient en Écosse depuis plus de vingt et un jours ; puis il ajouta une question bien naturelle :
– Je n’aurais garde de vous presser, monsieur, dit-il, mais aurez-vous bientôt fini ?
– J’aurai fini, quand je vous aurai adressé deux autres questions encore, répondit sir Patrick. Dois-je comprendre que la dame entend se prévaloir des circonstances que vous m’avez fait connaître pour réclamer le titre d’épouse de votre ami ?
Geoffrey fit une réponse affirmative.
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