Le moyen le plus prompt d’obtenir l’opinion de sir Patrick était, en ce cas, de répondre oui.
En d’autres termes, de représenter Anne sous la qualification de la dame réclamant le titre d’épouse d’Arnold, ce dernier sous la qualification de son ami.
Après avoir fait cette concession aux circonstances, il eut pourtant la finesse de comprendre qu’il était urgent pour le but qu’il visait secrètement de se borner à cette seule altération de la vérité. Il sentait bien qu’il ne pouvait s’en rapporter entièrement à l’opinion du légiste que si cette opinion était donnée sur l’exacte connaissance des faits, tels qu’ils s’étaient passés à l’auberge.
Jusque-là il s’était conformé à l’exactitude des faits ; il était déterminé à la respecter jusqu’au bout.
– Des lettres ont-elles été échangées entre la dame et le gentleman ? poursuivit sir Patrick.
– Aucune, à ma connaissance.
– J’ai fini, Mr Delamayn.
– Eh bien ! quel est votre sentiment ?
– Avant de vous donner mon sentiment, je suis obligé de le faire précéder d’une observation toute personnelle que vous ne devez pas prendre comme l’arrêt de la loi. Vous me demandez de décider… d’après les faits que vous avez portés à ma connaissance… si, selon la loi écossaise, votre ami est marié ou s’il ne l’est pas.
Geoffrey approuva d’un signe de tête.
– C’est encore bien cela, dit-il vivement.
– Mon expérience, Mr Delamayn, m’a appris qu’en Écosse tout homme libre des liens du mariage peut épouser toute femme, dans les mêmes conditions, en tout temps et sous l’empire de toutes circonstances. En somme, après trente années de pratique comme homme de loi, je ne sais pas ce qui n’est pas un mariage en Écosse.
– En bon Anglais, dit Geoffrey, vous voulez dire qu’elle est sa femme.
En dépit de sa grossière finesse et de son empire sur lui-même, ses yeux brillèrent quand il prononça ces mots. Le ton sur lequel il les dit, quoiqu’il se gardât bien de prendre aucun air de triomphe, était incontestablement, pour une oreille fine, l’indice d’un grand soulagement.
Sir Patrick ne perdit rien de tout cela.
Son premier soupçon au moment où il entamait la conférence avait été que, en parlant à son ami, Geoffrey parlait pour lui-même. Mais, comme tous les hommes de loi, il se défiait des premières impressions, sans en excepter les siennes propres.
Maintenant, il se sentait porté à croire que cet homme qui le consultait parlait réellement du cas d’une autre personne.
Secondement qu’il avait un intérêt, dont il était encore impossible de préciser la nature, à s’assurer que son ami, d’après la loi écossaise, était indiscutablement marié.
Ayant pénétré jusqu’à ce point le secret que Geoffrey lui cachait, le baronnet abandonna tout espoir d’aller plus avant dans la présente séance.
Il lui restait à éclaircir ce que pouvait être la dame anonyme, et si ce n’était point Anne Sylvestre.
– Ne vous empressez pas trop de courir à la conclusion, Mr Delamayn, dit-il. Je ne vous ai fait connaître jusqu’ici que le résultat de mon expérience personnelle en général. Je ne vous ai pas encore donné mon opinion professionnelle sur le cas de votre ami.
Le visage de Geoffrey se rembrunit. Sir Patrick nota ce nouveau changement.
– La loi d’Écosse, continua-t-il, en ce qui concerne les mariages irréguliers, est un outrage à la décence et au sens commun. Si vous trouvez que je me sers de termes trop forts pour la qualifier, je puis m’en référer au langage d’une autorité judiciaire. Lord Deas a récemment formulé un jugement sur le mariage en Écosse, du haut de son siège, en ces termes : « Le consentement fait le mariage. Ni formalités ou cérémonies religieuses, ni avis préalable, ni publication subséquente, ni cohabitation, ni acte écrit, ni témoins même ne sont essentiels à la constitution de ce contrat, le plus important qui puisse intervenir entre deux chrétiens. » Cela est l’opinion d’un juge écossais sur la loi qu’il est chargé d’appliquer. Remarquez, en même temps, s’il vous plaît, que nous avons une abondance, en Écosse, de dispositions légales réglant les contrats de vente des maisons, des terres, des chevaux et des chiens. Le seul contrat que nous n’ayons entouré d’aucune précaution est celui qui unit un homme et une femme pour la vie. L’innocence même des enfants ne donne ouverture à aucun droit de réclamation, ni dans un cas ni dans l’autre. Une fille de douze ans et un garçon de quatorze n’ont qu’à franchir la frontière pour y être mariés, sans le moindre délai ou restriction quelconque, sans la plus légère tentative, de la part de la loi écossaise, pour informer les parents. Quant au mariage des hommes et des femmes, le simple échange de consentement les fait époux légitimes, et n’a pas même besoin d’être positivement prouvé, il peut l’être par induction. On peut être tenu pour marié en Écosse sans s’en douter ou à peu près. Et maintenant, avez-vous des idées assez confuses, Mr Delamayn, sur la loi des mariages en Écosse ? En ai-je dit suffisamment pour justifier le langage énergique dont je me suis servi en commençant à vous l’expliquer ?
– Quelle est la personne dont vous avez invoqué l’autorité tout à l’heure, demanda Geoffrey, ne pourrais-je la consulter ?
– Vous pourriez trouver son autorité fortement contredite, si vous vous adressiez à ce magistrat, par une autre autorité également savante et également éminente, répondit sir Patrick. Je ne plaisante pas, je ne fais qu’exprimer les faits. Avez-vous entendu parler de la Commission de la Reine ?
– Non.
– Eh bien, écoutez ceci : en mars 1865, la reine nomma une commission pour s’enquérir des lois du mariage dans le Royaume-Uni. Le rapport de cette commission a été publié à Londres, et toute personne disposée à payer deux ou trois shillings peut se le procurer. Un des résultats de l’enquête fut de faire voir que de hautes autorités ont été d’opinions entièrement contraires sur une des questions vitales de la loi du mariage en Écosse. Les commissaires, en dénonçant ce fait, ajoutent que la question est toujours controversée et n’a pas encore été tranchée par une décision légale. Le rapport constate que partout se manifeste cette contradiction d’opinions entre les autorités. Un nuage de doute et d’incertitude est suspendu, en Écosse, sur le contrat le plus important de la vie civilisée. S’il n’existait d’autres raisons pour réformer la loi du mariage écossais, celle-ci suffirait.
– Vous pouvez certainement me dire ce que vous pensez du cas de mon ami, n’est-ce pas ? dit opiniâtrement Geoffrey.
– Certainement. Maintenant, je vous ai dûment averti du danger de s’en rapporter à une opinion personnelle, je puis dès lors vous donner mon opinion en toute tranquillité de conscience. Je dis qu’il n’y a pas eu un mariage positif dans le cas dont vous parlez. Il y a des présomptions en faveur de la possibilité d’établir un mariage, rien de plus.
La distinction était trop délicate pour pouvoir être bien saisie par l’esprit si lent de Geoffrey.
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