Le suicide à quarante-deux ans de cet éternel adolescent balance étrangement la terrible et efficace maturité de son père.
MICHEL TOURNIER,
de l'Académie Goncourt.
Prologue
1936
« Il paraît que dans un des centres industriels de l'Allemagne de l'Ouest, plus de 800 ouvriers auraient été condamnés, tous à de très lourdes peines de réclusion, et ce, au cours d'un unique procès.
— D'après mes renseignements, il n'y en aurait eu que 500. Cent autres n'ont même pas été jugés, on les a supprimés clandestinement, à cause de leurs opinions.
— Les salaires sont-ils vraiment si affreusement bas ?
— Misérables. Avec cela, ils ne cessent de tomber — et les prix montent.
— La décoration de l'Opéra, ce soir, a coûté, dit-on, 60 000 marks. S'y ajoutent au bas mot encore 40 000 marks d'autres frais, sans parler du manque à gagner que représente, pour les caisses publiques, la fermeture de l'Opéra pendant cinq jours, en raison des préparatifs du bal.
— Gentille petite fête d'anniversaire.
— C'est écoeurant de devoir participer à tout ce tralala. »
Les deux jeunes diplomates étrangers s'inclinèrent, arborant leur plus aimable sourire, devant un officier en grand uniforme qui derrière son monocle leur lançait un regard méfiant.
« Tous les officiers généraux sont là au grand complet. »
Ils ne reprirent la parole que lorsque l'imposant uniforme fut hors de portée de leurs voix.
« Mais ils se disent tous enthousiastes de la paix, continua l'autre, avec malice.
— Pour combien de temps encore ? demanda en souriant gaiement le premier, tout en saluant une petite dame de l'ambassade du Japon, qui trottinait, menue et gracieuse, au bras d'un officier de marine à taille de géant.
— Il faut s'attendre à tout. »
Un fonctionnaire des Affaires étrangères se joignit aux deux jeunes attachés d'ambassade qui se mirent aussitôt à célébrer le faste et la beauté de la décoration de la salle.
« Oui, monsieur le président du Conseil se complaît à ces choses, dit, un peu gêné, le fonctionnaire des Affaires étrangères.
— Mais tout est d'un goût parfait, assurèrent les deux jeunes diplomates presque d'une seule voix.
— Certainement, dit le fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, qui était sur des charbons ardents.
— On ne peut voir aujourd'hui aussi fastueuse manifestation nulle autre part qu'à Berlin », dit encore l'un des deux étrangers. Le fonctionnaire des Affaires étrangères hésita une seconde, avant de se décider à un sourire courtois.
Il y eut un silence. Les trois messieurs regardaient autour d'eux et écoutaient les rumeurs de la fête. « Formidable », dit enfin, à voix basse, l'un des deux jeunes gens — cette fois sans aucun sarcasme, mais vraiment impressionné, presque inquiet de l'énorme déploiement de faste qui l'entourait. Le papillotement de l'atmosphère imprégnée de lumières et de parfums était violent au point d'éblouir. Avec un respect mêle de méfiance, le diplomate regarda, en clignotant des yeux, ce chatoiement ondoyant. « Où suis-je donc ? » pensa le jeune homme - il venait d'un pays scandinave. « Le lieu où je me trouve est sans aucun doute très charmant, et décoré somptueusement. Mais en même temps, un peu sinistre. Ces gens bien pomponnés sont d'une gaieté qui n'éveille pas précisément la confiance. Ils s'agitent comme des marionnettes, avec des gestes bizarrement saccadés et anguleux. Dans leurs yeux couve quelque chose, leurs yeux n'ont pas un bon regard, ils recèlent tant d'angoisse et de cruauté. Chez moi, dans mon pays, les gens ont un autre regard - plus amical et plus libre - dans mon pays. On rit aussi autrement, chez nous là-haut dans le Nord. Ici, les visages ont quelque chose de sarcastique et de désespéré, d'un peu hardi, de provocant, et tout à la fois sans espoir, affreusement triste. Personne ne rit de la sorte, quand on se sent bien dans sa peau. Ils ne rient pas ainsi, les hommes et les femmes qui mènent une vie convenable, raisonnable... »
Le grand bal donné pour le 43e anniversaire de naissance du président du Conseil avait lieu dans toutes les salles de l'Opéra. Dans les foyers que l'on avait agrandis, dans les couloirs et les vestibules, s'agitait la foule en grand arroi. Elle faisait sauter des bouchons de champagne dans les loges dont les rebords disparaissaient sous de précieuses draperies ; elle dansait au parterre, d'où l'on avait enlevé les rangées de fauteuils. L'orchestre installé sur la scène vide était aussi important que s'il allait exécuter une symphonie, pour le moins de Richard Strauss. Mais il se bornait à jouer, en un audacieux pot-pourri, des marches militaires et cette musique de jazz proscrite, il est vrai, dans le Reich, en raison de son immoralité négroïde, mais dont le grand dignitaire ne voulait point se passer, le jour de sa fête.
Ici se côtoyait tout ce qui dans le pays voulait compter ; nul ne manquait au rendez-vous, hormis le dictateur lui-même, qui s'était fait excuser en raison d'un mal de gorge et d'un accès de fatigue nerveuse, et quelques membres éminents du parti, un peu trop plébéiens, qui n'avaient pas été conviés. En revanche, on remarquait plusieurs princes impériaux et royaux, beaucoup d'altesses et presque toute la haute noblesse ; tous les officiers généraux de la Wehrmacht au grand complet, beaucoup de financiers influents et de magnats de l'industrie lourde, divers membres du corps diplomatique - la plupart appartenant aux légations de pays plus petits ou très éloignés, quelques ministres, quelques acteurs célèbres - on connaissait la bienveillance condescendante que celui dont on fêtait l'anniversaire témoignait au théâtre -, il y avait même un poète très décoratif qui jouissait en outre de la faveur personnelle du dictateur. On avait lancé plus de deux mille invitations, sur celles-ci environ mille entrées d'honneur, qui donnaient droit à jouir de la fête sans bourse délier ; sur les mille autres invités, chacun avait dû payer sa quote-part, 50 marks d'entrée. Ainsi une partie des énormes frais se trouvait récupérée - le reste demeurant à la charge des contribuables qui ne faisaient pas partie de l'entourage du président du Conseil et n'appartenaient donc en rien à l'élite de la nouvelle société allemande.
« N'est-ce pas une fête merveilleuse ? s'écria l'adipeuse épouse d'un fabricant d'armes rhénan à la femme d'un diplomate sud-américain. Ah ! comme je m'amuse ! Je suis de si bonne humeur que j'aurais voulu que tout le monde, en Allemagne et partout, soit d'humeur aussi excellente ! »
La femme du diplomate sud-américain qui ne comprenait pas très bien l'allemand et s'ennuyait, eut un sourire aigre.
La joviale épouse du fabricant d'armes, déçue par ce manque d'enthousiasme, se décida à continuer sa promenade. « Excusez-moi, ma chère, dit-elle avec une grâce de bon ton, en relevant sa traîne étincelante. Il faut que j'aille saluer une vieille amie de Cologne, la mère de l'administrateur de notre Théâtre national, vous savez bien, le grand Hendrik Hôfgen ? »
Ici la Sud-Américaine ouvrit pour la première fois la bouche pour demander : « Qui est Henrik Hdpfgen ? » Ce qui arracha à l'épouse de l'industriel un cri étouffé : « Quoi ! Vous ne connaissez pas notre Höfgen ? Höfgen, ma très chère, pas Höpfgen ! Et Hendrik, pas Henrik - il tient beaucoup à ce petit d. »
Déjà elle s'empressait de rejoindre la matrone distinguée qui, au bras du poète et ami du Führer, parcourait les salles d'un air digne.
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