« Très chère madame Bella ! Il y a une éternité qu'on ne s'est vues ! Comment allez-vous donc, très chère ? Avez-vous parfois la nostalgie de notre Cologne ? Mais vous vous trouvez ici dans une situation si brillante ! Et comment va Mlle Josy, la chère petite ? Avant tout, que fait Hendrik - votre éminent fils ? Bon Dieu, quand on pense à tout ce qu'il est devenu ! Le voilà presque aussi important qu'un ministre ! Oui oui, très chère madame Bella, nous tous, à Cologne, nous aspirons à vous revoir et à revoir vos merveilleux enfants ! »
En réalité, la milliardaire ne s'était jamais souciée de Mme Bella Höfgen, à l'époque où celle-ci vivait encore à Cologne et où son fils n'avait encore fait carrière. Ces deux dames avaient entretenu des relations assez passagères ; jamais Mme Bella n'avait été invitée à la villa de l'industriel. Mais, à présent, la joviale et sensible milliardaire ne voulait plus lâcher la main de la femme dont on citait le fils parmi les intimes du président du Conseil.
Mme Bella sourit avec grâce. Elle était vêtue très simplement mais non sans une certaine recherche de bon ton. Sur sa robe de soie noire, ajustée et floue, brillait une orchidée blanche. Sa chevelure grise, frisée sans exagération, formait un piquant contraste avec son visage resté jeune, maquillé avec décence. Ses larges yeux, d'un bleu vert, se posaient avec une amabilité réservée, méditative, sur la dame bavarde, qui devait à l'activité des préparatifs de guerre allemands son merveilleux collier, ses longs pendants d'oreilles, sa toilette parisienne et tout son éclat.
« Je n'ai pas à me plaindre, nous allons tous très bien, dit avec une orgueilleuse modestie Mme Höfgen. Josy s'est fiancée avec le jeune comte Donnersberg. Hendrik est un peu surmené, il a follement à faire.
—Je l'imagine sans peine ! » L'épouse de l'industriel prit une expression respectueuse.
Le poète s'inclina sur la main baguée de la multimillionnaire, qui reprit aussitôt son bavardage. « Comme c'est intéressant, je suis vraiment charmée, je vous ai tout de suite reconnu d'après vos photographies. J'ai applaudi à Cologne votre drame sur la bataille de Tannenberg, une très bonne représentation, naturellement nous sommes privés des réalisations prestigieuses dont vous avez à présent l'habitude à Berlin, mais vraiment celle-ci a été très convenable, oui, sans aucun doute, tout à fait digne d'estime. Et vous, monsieur le Conseiller d'Etat — vous avez fait n'est-ce pas, dans l'intervalle, un voyage si magnifique, tout le monde parle de votre journal de voyage, je compte me le procurer un de ces jours.
—J'ai vu à l'étranger beaucoup de beauté et beaucoup de laideur, dit le poète avec simplicité. Cependant, ce n'est pas uniquement en spectateur, uniquement pour en jouir que j'ai parcouru divers pays, mais plus encore pour agir, pour enseigner. M'est avis qu'à l'étranger, j'ai réussi à gagner de nouveaux amis à notre Allemagne nouvelle. » Ses yeux d'un bleu d'acier, dont bien des chroniques littéraires célébraient la pureté pénétrante et pleine de feu, évaluèrent les bijoux fabuleux de la Rhénane. Je pourrais à l'occasion descendre chez eux, dans leur villa, la prochaine fois que j'irai à Cologne pour une conférence ou une première, pensait-il tout en poursuivant : « Avec notre droiture, nous avons peine à concevoir combien de mensonges, combien de malentendus malveillants circulent sur notre Reich - là-bas, dans le monde. »
A cause de la configuration de son visage, aucun reporter ne pouvait se dispenser de le dire « taillé dans du bois » : front raviné, yeux d'acier sous l'auvent des sourcils blonds, bouche pincée, qui parlait volontiers un langage légèrement mâtiné de dialecte saxon. Son aspect et la noblesse de ses propos firent grande impression sur la fabricante d'armements. « Ah ! dit-elle, en regardant autour d'elle avec extase, si un jour vous veniez à Cologne, il faut absolument nous rendre visite ! »
Le conseiller d'Etat Frédéric von Muck, président de l'Académie des poètes et auteur du drame le Tannenberg joué un peu partout, s'inclina avec une distinction chevaleresque. « Ce me sera une vraie joie, Madame. » Ce disant, il alla même jusqu'à poser la main sur son cœur.
L'épouse de l'industriel le trouva merveilleux. « Quel régal ce sera, de vous entendre pendant toute une soirée, Excellence ! s'écria-t-elle. Que d'aventures vous avez dû vivre ! N'avez-vous pas été également administrateur du Théâtre national ? »
Cette question sembla dépourvue de tact, tant à Mme Bella, cette dame distinguée, qu'à l'auteur de la tragédie sur le Tannenberg, qui se borna à répondre, avec une certaine âpreté sèche : « Certainement. »
La riche Colognoise ne s'aperçut de rien. Au contraire, elle dit encore d'un ton espiègle, parfaitement déplacé : « Vous n'êtes pas un peu jaloux, monsieur le Conseiller d'Etat, de notre Hendrik, votre successeur ? » Du doigt, elle fit même le geste de le menacer. Mme Bella ne savait plus où porter ses regards.
César von Muck, lui, affirma sa qualité d'homme du monde, d'homme supérieur, à un degré qui atteignit presque la magnanimité. Sur son visage ligneux passa un sourire, un peu amer au début, mais qui s'adoucit pour se nuancer de mansuétude, voire de sagesse. « J'ai transmis volontiers — oh ! oui, de grand cceur ! - ce fardeau à mon ami Höfgen, mieux fait que quiconque pour l'assumer. » Sa voix trembla, tant l'émouvaient sa propre grandeur d'âme et l'élévation de ses sentiments.
Mme Bella, la mère de l'administrateur, sembla impressionnée. L'épouse du roi des canons, elle, fut si bouleversée par la noblesse majestueuse du célèbre auteur dramatique, qu'elle en faillit pleurer. Avec un courageux effort, elle parvint à ravaler ses larmes, s'essuya furtivement les yeux, en tirant son petit mouchoir de soie, puis se secoua visiblement pour dissiper cette humeur grave. Sa gaieté typiquement rhénane triompha. Elle reprit son expression radieuse et dit avec ravissement : « N'est-ce pas vraiment une fête magnifique ? »
Une fête vraiment magnifique - nul doute ne pouvait subsister à cet égard. Quel scintillement, quels parfums, quel bruissement ! Impossible de distinguer ce qui l'emportait, entre l'éclat des joyaux ou celui des décorations. La lumière ruisselant des lustres jouait et dansait sur les dos nus et blancs, sur les figures des dames soigneusement maquillées, sur les nuques dodues, les plastrons empesés et les uniformes galonnés des messieurs obèses, sur les visages en sueur des laquais, qui couraient de l'un à l'autre avec leurs plateaux de rafraîchissements.
1 comment