Faites hisser le grand foc et la brigantine. »

Le second s’éloigna afin de procéder à l’exécution de ces ordres, qui annonçaient un départ immédiat.

« Monsieur Andrew, dit le jeune capitaine en s’adressant à l’armateur, le canot va vous reconduire au quai avec ma femme et ses parents… Quand vous voudrez…

– À l’instant, John, répondit M. William Andrew, et encore une fois, bon voyage !

– Oui !… bon voyage !… répétèrent les autres visiteurs, qui commencèrent à descendre dans les embarcations, accostées à tribord du Franklin.

Adieu, Len !… Adieu, Jane ! dit John en leur serrant la main à tous les deux.

– Adieu !… Adieu !… répondit Mrs. Burker.

– Et toi, ma Dolly, pars !… Il le faut !… ajouta John. Le Franklin va prendre le vent. »

Et, en effet, la brigantine et le foc imprimaient un peu de roulis au navire, tandis que les matelots chantaient :

En voilà une,

La jolie une !

Une s’en va, ça ira,

Deux revient, ça va bien !

En voici deux,

La jolie deux !

Deux s’en va, ça ira,

Trois revient, ça va bien…

Et ainsi de suite.

Pendant ce temps, le capitaine John avait conduit sa femme à la coupée, et, au moment où elle allait mettre le pied sur l’échelle, se sentant aussi incapable de lui parler qu’elle était elle-même de lui répondre, il ne put que la presser étroitement dans ses bras.

Et, alors, le bébé, que Dolly venait de reprendre à sa nourrice, tendit ses bras vers son père, agita ses petites mains en souriant, et ce mot s’échappa de ses lèvres :

« Pa… pa !… Pa… pa !…

– Mon John, s’écria Dolly, tu auras donc entendu son premier mot avant de te séparer de lui ! »

Si énergique que fût le jeune capitaine, il ne put retenir une larme que ses yeux laissèrent couler sur la joue du petit Wat.

« Dolly !… murmura-t-il, adieu !… adieu !… »

Puis :

« Dérapez ! » cria-t-il d’une voix forte pour mettre fin à cette pénible scène.

Un instant après, le canot débordait et se dirigeait vers le quai, où ses passagers débarquèrent aussitôt. Le capitaine John était tout entier aux mouvements de l’appareillage. L’ancre commençait à remonter vers l’écubier. Le Franklin, dégagé de sa dernière entrave, recevait déjà la brise dans ses voiles dont les plis battaient violemment. Le grand foc venait d’arriver à bloc, et la brigantine fit légèrement lofer le navire, dès qu’elle eut été bordée sur son gui. Cette manœuvre devait permettre au Franklin de prendre un peu de tour, afin d’éviter quelques bâtiments mouillés à l’entrée de la baie.

À un nouveau commandement du capitaine Branican, la grande voile et la misaine furent hissées avec un ensemble qui faisait honneur aux bras de l’équipage. Puis, le Franklin, arrivant d’un quart sur bâbord, prit l’allure du largue, de manière à sortir sans changer ses armures.

De la partie du quai occupée par de nombreux spectateurs, on pouvait admirer ces différentes manœuvres. Rien de plus gracieux que ce bâtiment de forme si élégante, lorsque le vent l’inclinait sous ses volées capricieuses. Pendant son évolution, il dut se rapprocher de l’extrémité du quai, où se trouvaient M. William Andrew, Dolly, Len et Jane Burker, à moins d’une demi-encablure.

Il en résulta donc, qu’en laissant arriver, le jeune capitaine put encore apercevoir sa femme, ses parents, ses amis, et leur jeter un dernier adieu.

Tous répondirent à sa voix, qui s’entendit clairement, à sa main qui se tendait vers ses amis.

« Adieu !… Adieu ! fit-il.

– Hurra ! » cria la foule des spectateurs, tandis que les mouchoirs s’agitaient par centaines.

C’est qu’il était aimé de tous, le capitaine John Branican ! N’était-ce pas celui de ses enfants dont la ville était le plus fière ? Oui ! tous seraient là, à son retour, lorsqu’il apparaîtrait au large de la baie.

Le Franklin, qui se trouvait déjà en face du goulet, dut lofer afin d’éviter un long courrier, qui donnait en ce moment dans les passes. Les deux navires se saluèrent de leurs pavillons aux couleurs des États-Unis d’Amérique.

Sur le quai, Mrs. Branican, immobile, regardait le Franklin s’effacer peu à peu sous une fraîche brise de nord-est. Elle voulait le suivre du regard, tant que sa mâture serait visible au-dessus de la pointe Island.

Mais le Franklin ne tarda pas à contourner les îles Coronado, situées en dehors de la baie. Un instant, il montra à travers une échancrure de la falaise le guidon qui flottait en tête du grand mât… Puis il disparut.

« Adieu, mon John… adieu !… » murmura Dolly.

Pourquoi un inexplicable pressentiment l’empêcha-t-il d’ajouter : « Au revoir ! »

II – Situation de famille

 

Il convient de marquer d’un trait plus précis Mrs. Branican, que les éventualités de cette histoire sont appelées à mettre en pleine lumière.

À cette époque Dolly{1} avait vingt et un ans. Elle était d’origine américaine. Mais, sans remonter trop haut l’échelle de ses ancêtres, on eût rencontré la génération qui la reliait à la race espagnole ou plutôt mexicaine, de laquelle sortent les principales familles de ce pays. Sa mère, en effet, était née à San-Diégo, et San-Diégo était déjà fondée à l’époque où la basse Californie appartenait encore au Mexique. La vaste baie, découverte il y a environ trois siècles et demi par le navigateur espagnol Juan Rodriguez Cabrillo, d’abord nommée San-Miguel, prit son nouveau nom en 1602. Puis, en 1846, cette province changea le pavillon aux trois couleurs pour les barres et les étoiles de la Confédération, et c’est à titre définitif qu’elle compte depuis cette époque parmi les États-Unis d’Amérique.

Une taille moyenne, une figure animée du feu de deux grands yeux profonds et noirs, un teint chaud, une chevelure abondante d’un brun très foncé, la main et le pied un peu plus forts qu’on ne les observe habituellement dans le type espagnol, une démarche assurée mais gracieuse, une physionomie qui dénotait l’énergie du caractère et aussi la bonté de l’âme, telle était Mrs. Branican. Il est de ces femmes qu’on ne saurait voir d’un regard indifférent, et, avant son mariage, Dolly passait, à juste titre, pour l’une des jeunes filles de San-Diégo – où la beauté n’est point rare – qui méritait le plus d’attirer l’attention. On la sentait sérieuse, réfléchie, d’un grand sens, d’un esprit éclairé, qualités morales que très certainement le mariage ne pourrait que développer en elle.

Oui ! en n’importe quelles circonstances, si graves qu’elles pussent être, Dolly, devenue Mrs. Branican, saurait faire son devoir. Ayant regardé franchement l’existence, et non à travers un prisme trompeur, elle possédait une âme haute, une volonté forte. L’amour que lui inspirait son mari la rendrait plus résolue à l’accomplissement de sa tâche. Le cas échéant – ce n’est point une phrase banale quand on l’applique à Mrs. Branican – elle donnerait sa vie pour John, comme John donnerait sa vie pour elle, comme tous deux la donneraient pour cet enfant. Ils adoraient ce bébé, qui venait de balbutier le mot de « papa », à l’instant où le jeune capitaine allait se séparer de sa mère et de lui.