La ressemblance du petit Wat avec son père était déjà frappante – par les traits du moins, car il avait la chaude coloration du teint de Dolly. Vigoureusement constitué, il n’avait rien à craindre des maladies de l’enfance. D’ailleurs, il serait entouré de tant de soins !… Ah ! que de rêves d’avenir, l’imagination paternelle et maternelle avait déjà conçus pour ce petit être, chez qui la vie commençait à peine à s’ébaucher !

Certes, Mrs. Branican eût été la plus heureuse des femmes, si la situation de John lui avait permis d’abandonner ce métier de marin, dont le moindre des inconvénients était encore de les tenir éloignés l’un de l’autre. Mais, au moment où le commandement du Franklin venait de lui être attribué, comment aurait-elle eu la pensée de le retenir ? Et puis, ne fallait-il pas songer aux nécessités du ménage, pourvoir aux besoins d’une famille qui ne se résumerait peut-être pas tout entière dans cet unique enfant ? C’était à peine le nécessaire que la dot de Dolly assurait à sa maison. Évidemment John Branican devait compter sur la fortune que l’oncle laisserait à sa nièce, et il eût fallu un concours d’invraisemblables circonstances pour que cette fortune lui échappât, puisque M. Edward Starter, presque sexagénaire, n’avait pas d’autre héritière que Dolly. En effet, sa cousine Jane Burker, appartenant à la branche maternelle de la famille, n’avait aucun degré de parenté avec l’oncle de Dolly ! Celle-ci serait donc riche… mais dix ans, vingt ans, se passeraient peut-être avant qu’elle ne fût mise en possession de cet héritage. De là, obligation pour John Branican de travailler en vue du présent, s’il n’avait pas lieu de s’inquiéter de l’avenir. Aussi, était-il bien résolu à continuer de naviguer pour le compte de la maison Andrew, d’autant plus qu’un intérêt lui était accordé dans les opérations spéciales du Franklin. Or, comme le marin se doublait en lui d’un négociant très entendu aux choses du commerce, tout donnait à penser qu’il acquerrait par son travail une certaine aisance en attendant la succession de l’oncle Starter.

Un mot seulement sur cet Américain – d’un « américanisme » absolument original.

Il était frère du père de Dolly et, par conséquent, l’oncle propre de la jeune fille, qui était devenue Mrs. Branican. C’était ce frère, son aîné de cinq ou six ans, qui l’avait pour ainsi dire élevé, car tous deux étaient orphelins. Aussi Starter jeune avait-il toujours conservé pour lui une vive affection doublée d’une vive reconnaissance. Les circonstances l’ayant favorisé, il avait suivi la route de la fortune, alors que Starter aîné s’égarait sur les chemins de traverse qui mènent rarement au but. S’il avait dû s’éloigner pour tenter d’heureuses spéculations en achetant et défrichant de vastes terrains dans l’État de Tennessee, il n’en avait pas moins conservé des rapports avec son frère que ses affaires retenaient dans l’État de New York. Quand celui-ci devint veuf, il alla se fixer à San-Diégo, la ville natale de sa femme, où il mourut, alors que le mariage de Dolly avec John Branican était déjà décidé. Ce mariage fut célébré après les délais de deuil, et le jeune ménage n’eut absolument pour toute fortune que le très modeste héritage laissé par Starter aîné.

À peu de temps de là, arriva à San-Diégo une lettre, qui était adressée à Dolly Branican par Starter jeune. C’était la première qu’il écrivait à sa nièce ; ce devait être la dernière aussi.

En substance, cette lettre disait sous une forme non moins concise que pratique :

Bien que Starter jeune fût très loin d’elle, et bien qu’il ne l’eût jamais vue, il n’oubliait pas qu’il avait une nièce, la propre fille de son frère. S’il ne l’avait jamais vue, c’est que Starter aîné et Starter jeune ne s’étaient point rencontrés depuis que Starter aîné avait pris femme, et que Starter jeune résidait auprès de Nashville, dans la partie la plus reculée du Tennessee, tandis qu’elle résidait à San-Diégo. Or, entre le Tennessee et la Californie, il y a quelques centaines de milles qu’il ne convenait nullement à Starter jeune de franchir. Donc, si Starter jeune trouvait le voyage trop fatigant pour aller voir sa nièce, il trouvait non moins fatigant que sa nièce vînt le voir, et il la priait de ne point se déranger.

En réalité, ce personnage était un véritable ours – non point un de ces grizzlys d’Amérique qui portent griffes et fourrures, mais un de ces ours humains, qui tiennent à vivre en dehors des relations sociales.

Cela ne devait pas inquiéter Dolly, d’ailleurs. Elle était la nièce d’un ours, soit ! mais cet ours possédait un cœur d’oncle. Il n’oubliait pas ce qu’il devait à Starter aîné, et la fille de son frère serait l’unique héritière de sa fortune.

Starter jeune ajoutait que cette fortune valait déjà la peine d’être recueillie. Elle se montait alors à cinq cent mille dollars{2} et ne pouvait que s’accroître, car les affaires de défrichement prospéraient dans l’État de Tennessee. Comme elle consistait en terres et en bétail, il serait facile de la réaliser ; on le ferait à un prix très avantageux, et les acquéreurs ne manqueraient pas.

Si cela était dit de cette façon positive et quelque peu brutale, qui appartient en propre aux Américains de vieille race, ce qui était dit était dit. La fortune de Starter jeune irait tout entière à Mrs. Branican ou à ses enfants, au cas où la souche des Starter se « progénérerait » (sic) par ses soins. En cas de prédécès de Mrs. Branican, sans descendants directs ou autres, cette fortune reviendrait à l’État, qui serait très heureux d’accepter les biens de Starter jeune.

Deux choses encore :

1° Starter jeune était célibataire. Il resterait célibataire.