Il n'y a personne et même, à défaut d'être, rien avec quoi je puisse vouloir lier commerce d'amitié. L'armoire est en bois blanc et dans cette armoire pas un seul de ces papiers que les voyageurs consciencieux disposent entre leurs chemises et la planche qui Les doit supporter. La commode a quatre tiroirs réglementaires et dont l'indifférence a laissé s'envoler l'aveu léger des parfums. Aux vitres, les rideaux, comme s'ils n'avaient jamais été soulevés, tombent droit. Aucun sillage des présences antérieures, aucun objet qui m'aide à imaginer le voyageur inconnu dont la pensée permet de redouter moins l'obscurité sans sommeil.

Dehors c'est la nuit.

J'écarte les rideaux, ouvre la fenêtre, me penche. La nuit est fraîche, bonne fille insignifiante, et n'y triomphe même point, pour attirer ou faire peur, le silence. En bas, à trente mètres, un torrent fanfaronne et dans l'obscurité c'est une orgueilleuse et vaine chanson de marche.

Le torrent est au pied de la montagne.

Cette montagne, dans le jour, à mon arrivée, commençait verte, devenait grise, finissait blanche, sans qu'il fût d'ailleurs possible de se rendre compte comment elle passait du vert au gris, du gris au blanc et même du blanc à ce bleu, dit bien à propos bleu de ciel, et dont la masse reposait toute sur le point final de sa dernière cime. Dans la dégradation était toute la merveille et ce symbole aussi, trop facile, du prisme intellectuel (conscience, rêve, sommeil) et cet autre encore de l'arc-en-ciel du cœur (indifférence, amour, haine). Je voudrais que ma destinée fût de couleurs superposées et méritât vraiment d'être prise pour la reine des surprises horizontales. Ainsi, mes heures seraient coupées en minutes dont l'ensemble rappellerait celui des tranches géologiques.

Robe de temps, robe d'espace que ma vie aille donc du bleu roi au violet évêque, du violet évêque au rouge cardinal, du rouge cardinal au jaune serin, du jaune serin au vert émeraude et que, par la grâce des chansons parallèles au moka d'herbe, de pierre, de glace, de ciel, elle dérobe la présence de la montagne, et s'affirme à la manière du chaud et du froid.

Créera-t-elle un monde? Je ferme les yeux pour croire que de grands nuages blancs s'échappent des corps les plus aimés et, âmes enfin, en des lenteurs péremptoires s'effleurent. Mais pourquoi soudain cette volonté de combat. Ces candeurs à peine tangentes se heurtent, se pénètrent et chaque choc les déforme, douloureusement. La boxe des âmes va mêler haines et désirs, les vérités dont on a honte, celles dont on a pudeur comme l'autre boxe, les muscles, la sueur, le sang, les cuisses, les biceps et les colères amoureuses des peaux que le moindre voile de duvet révèle étrangères les unes aux autres.

Le bonheur naît-il des coups donnés ou des coups reçus, et le malheur de ceux qui ne furent point donnés, de ceux qui ne furent point reçus? Drôle de question à se poser, paupières closes, lorsqu'on est venu demander au soleil de juin, à l'air des glaciers, la plus intime métamorphose et la plus solitaire. Hélas! un corps exige sept années pour se renouveler. La montagne, elle, change de couleur insensiblement. Mais, à quoi bon les symboles d'un alpinisme primaire et réconfortant puisque je n'atteindrai pas ce soir, au bleu, à ce bleu dit, bien à propos, bleu de ciel.

 

 

III. LES DERNIÈRES PRÉSENCES

 

Sur le plancher une valise entrouverte.

Pêle-mêle s'y entassent des livres, des tricots, du linge et des cravates bien inutilement anglaises pour cette solitude choisie. Je me baisse, plonge les mains au milieu de tout ce désordre et me rappelle qu'hier encore on riait de me voir si maladroit.

On?

Qui au fait?

Certes ils n'étaient pas en grand nombre ceux qui me donnaient l'impression que la scène n'était pas tout à fait vide où chaque jour s'essayait à de nouvelles tragi-comédies. Maintenant, il s'agit non de s'acharner encore à quelque essai mais d'oublier les syllabes d'un prénom, une bouche.

Or quand j'opte pour l'énergie, même si c'est contre moi, même si je suis seul en cause, afin de ne point trahir ma volonté de force, il me faut d'abord affirmer à voix tonitruante.

Résolu à couvrir les accents trop connus et à me refuser à l'étreinte d'une mémoire pour laquelle je n'ai déjà montré que trop de complaisance, je rugis : " Assez... Assez... Assez. "

Moralité : la femme de chambre de l'étage frappe à ma porte. Ces cris ont dû lui donner un espoir de fait divers. " Monsieur a sonné? " Je me venge, et comme si l'importune n'était qu'une simple bonne à tout faire je l'appelle Marie : " Non, Marie, je n'ai pas sonné, je n'ai besoin de rien, Marie. Ne vous dérangez pas si je parle un peu fort. Je n'ai ni la fièvre chaude ni le délire. Je récite mes rôles, Marie. Pensez que je suis un acteur. Aimez-vous le théâtre, Marie? Je vous donnerai des billets, Marie. "

De l'autre côté de la porte, elle grogne de déception.