Ils ne sont que cinq ou six, j’irai de l’un à l’autre,
et celui qui a vendu cet uniforme reconnaîtra certainement sa
marchandise à quelque signe….
– Et cela nous mènera loin, grommela Gévrol.
Loin ou non, l’incident était vidé. Le sergent-major à sa grande
satisfaction, reçut l’autorisation de se retirer, non sans avoir
été prévenu, toutefois, que très probablement le juge d’instruction
aurait besoin de sa déposition.
Le moment était venu de fouiller le faux soldat, et le
commissaire de police, qui se chargea en personne de cette
opération, espérait bien qu’elle donnerait pour résultat une
manifestation quelconque de l’identité de cet inconnu.
Il opérait, et dictait en même temps à un agent son
procès-verbal, c’est-à-dire la description minutieuse de tous les
objets qu’il rencontrait.
C’était : Dans la poche droite du pantalon : du tabac à fumer,
une pipe de bruyère et des allumettes.
Dans la poche gauche : un porte-monnaie de cuir très crasseux,
en forme de portefeuille, renfermant sept francs soixante centimes,
et un mouchoir de poche en toile, assez propre, mais sans
marque.
Et rien autre !…
Le commissaire se désolait, lorsque, tournant et retournant le
porte-monnaie, il découvrit un compartiment qui lui avait échappé,
par cette raison qu’il était dissimulé sous un repli du cuir.
Dans ce compartiment était un papier soigneusement plié. Il le
déplia et lut à haute voix ce billet :
« Mon cher Gustave,
« Demain, dimanche soir, ne manque pas de venir au bal de
l’Arc-en-Ciel, selon nos conventions. Si tu n’as plus
d’argent, passe chez moi, j’en laisse à mon concierge qui te le
remettra.
« Sois là-bas à huit heures. Si je n’y suis pas déjà, je ne
tarderai pas à paraître.
« Tout va bien,
« LACHENEUR. »
Hélas !… qu’apprenait-elle, cette lettre ! Que le mort
s’appelait Gustave ; qu’il était en relations avec Lacheneur,
lequel lui avançait de l’argent pour une certaine chose, et que de
plus ils s’étaient rencontrés à l’Arc-en-Ciel quelques
heures avant le meurtre.
C’était peu, bien peu !… C’était quelque chose,
cependant ; c’était un indice, et dans ces ténèbres absolues,
il suffit parfois, pour se guider, de la plus chétive lueur.
– Lacheneur !… grommela Gévrol, le pauvre diable prononçait
ce nom dans son agonie…
– Précisément, insista le père Absinthe, et même il voulait se
venger de lui … Il l’accusait de l’avoir attiré dans un piège … Le
malheur est que le dernier hoquet lui a coupé la parole…
Lecoq se taisait. Le commissaire de police lui avait tendu la
lettre, et il l’étudiait avec une incroyable intensité
d’attention.
Le papier était ordinaire, l’encre bleue. Dans un des angles
était un timbre à demi-effacé ne laissant distinguer que ce nom :
Beaumarchais.
C’était assez pour Lecoq.
– Cette lettre, pensa-t-il, a certainement été écrite dans un
café du boulevard Beaumarchais … Lequel ? je le saurai, car
c’est ce Lacheneur qu’il faut retrouver.
Pendant que, réunis autour du commissaire, les hommes de la
Préfecture tenaient conseil et délibéraient, les médecins
abordaient la partie délicate et véritablement pénible de leur
tâche.
Avec le secours de l’obligeant père Absinthe, ils avaient
dépouillé de ses vêtements le corps du faux soldat, et, penchés sur
leur « sujet, » comme les chirurgiens du « cours d’anatomie, » les
manches retroussées, ils l’examinaient, l’inspectaient,
l’évaluaient physiquement.
Volontiers le jeune docteur-artiste eût enjambé des formalités
très ridicules selon lui, et tout à fait superflues ; mais le
vieux avait de la mission du médecin-légiste une opinion trop haute
pour faire bon marché du plus menu détail.
Minutieusement, avec la plus scrupuleuse exactitude, il notait
la taille du mort, son âge présumé, la nature de son tempérament,
la couleur et la longueur de ses cheveux, relatant l’état de son
embonpoint et le degré de développement de son système
musculaire.
Ensuite, ils passèrent à l’examen de la blessure.
Lecoq avait bien vu. Les docteurs constatèrent une fracture à la
base du crâne. Elle ne pouvait, déclarait leur rapport, avoir été
produite que par l’action d’un instrument contondant à large
surface, ou par un choc violent de la tête contre un corps très
dur, d’une certaine étendue.
Or, nulle arme n’avait été retrouvée, autre que le revolver,
dont la crosse n’était pas assez forte pour produire une telle
blessure.
Il fallait donc, de toute nécessité, qu’il y ait eu une lutte
corps à corps entre le faux soldat et le meurtrier, et que ce
dernier, saisissant son adversaire par le cou, lui eût fracassé la
tête contre le mur.
La présence d’ecchymoses très petites et très nombreuses autour
du cou donnait à ces conclusions une vraisemblance absolue.
Ils ne relevèrent d’ailleurs aucune autre lésion ; pas une
contusion, pas une égratignure, rien.
Ne devenait-il pas dès-lors évident, que cette lutte si
acharnée, mortelle, avait dû être excessivement courte.
Entre l’instant où la ronde avait entendu un cri et le moment où
Lecoq avait vu par la découpure du volet tomber la victime, tout
avait été consommé.
L’examen des deux autres individus « homicidés », pour parler la
langue de la médecine légale, exigeait des précautions différentes
sinon plus grandes.
Leur position avait été respectée ; ils gisaient en travers
de la cheminée comme ils étaient tombés, et leur attitude devait
fournir des indices précieux.
Elle était telle, cette attitude, qu’il ne pouvait même venir à
l’idée que leur mort n’eût pas été instantanée.
Tous deux étaient étendus sur le dos, les jambes allongées, les
mains largement ouvertes.
Pas de crispations, de torsions de muscles, nulle trace de
combat, ils avaient été foudroyés.
Leur physionomie, à l’un et à l’autre, exprima l’épouvante
arrivée à son paroxysme. Ce qui devait faire présumer, l’opinion de
Devergie admise, que le dernier sentiment de leur existence avait
été non la colère et la haine, mais la terreur…
– Ainsi, disait le vieux docteur, je suis autorisé à imaginer
qu’ils ont dû être stupéfiés par quelque spectacle absolument
imprévu, étrange, effrayant … Cette expression terrifiée que je
leur vois, je ne l’ai surprise qu’une fois, sur les traits d’une
brave femme, morte subitement du saisissement qu’elle éprouva en
voyant entrer chez elle un de ses voisins qui s’était déguisé en
fantôme, pour lui faire une bonne farce.
Ces explications du médecin, Lecoq les buvait, pour ainsi dire,
et il cherchait à les ajuster aux vagues hypothèses qui
surgissaient du fond de sa pensée.
Mais qui pouvaient être ces individus, accessibles à une telle
peur ?
Garderaient-ils comme l’autre le secret de leur
identité ?
Le premier que les docteurs examinèrent avait dépassé la
cinquantaine. Ses cheveux étaient rares et blanchissaient ;
toute sa barbe était rasée, à l’exception d’une grosse touffe
rousse et rude qui s’épanouissait sous son menton très
proéminent.
Il était misérablement vêtu, d’un pantalon qui s’effiloquait sur
des bottes lugubrement éculées, et d’une blouse de laine noire
toute maculée.
Celui-là, le vieux docteur le déclara, avait été tué d’un coup
de feu tiré à bout portant : la largeur de la plaie circulaire,
l’absence de sang sur les bords, la peau rétractée, les chairs
dénudées, noircies, brûlées, le démontraient avec une précision
mathématique.
L’énorme différence des plaies d’armes à feu selon la distance,
sauta aux yeux quand les médecins arrivèrent à l’autopsie du
dernier de ces malheureux.
La balle qui lui avait donné la mort avait été tirée à plus d’un
mètre de lui, et sa blessure n’avait rien de l’aspect hideux de
l’autre.
Cet individu, plus jeune de quinze ans au moins que son
compagnon, était petit, trapu et remarquablement laid.
Sa figure complètement imberbe était toute couturée par la
petite vérole.
Sa tenue était celle des pires rôdeurs de barrières. Il portait
un pantalon à carreaux gris sur gris, et une blouse ouverte à
revers. Ses bottines avaient été cirées. La petite casquette cirée,
tombée près de lui, devait bien accompagner sa coiffure
prétentieuse et sa cravate à la Collin…
Mais voilà tout ce que le rapport des médecins dégagé de ses
termes techniques, voilà tout ce que les investigations les plus
attentives fournirent de renseignements.
Vainement les poches de ces deux hommes avaient été explorées,
fouillées ; elles ne contenaient rien qui put mettre sur la
trace de leur personnalité, de leur nom, de leur situation sociale,
de leur profession.
Non rien, pas une indication même vague, pas une lettre, pas une
adresse, pas un chiffon de papier ; rien, pas même un de ces
menus objets d’un usage personnel, comme une blague, un couteau,
une pipe, qui peuvent devenir une occasion de reconnaissance, de
constatation d’identité.
Du tabac dans un sac de papier, des mouchoirs de poche sans
marque, des cahiers à cigarettes, voilà tout ce qu’on avait
réuni.
Le plus âgé avait soixante-sept francs, à même son
gousset ; le plus jeune était nanti de deux louis…
Ainsi, rarement la police s’était trouvée en présence d’une
aussi grave affaire avec aussi peu de renseignements.
À l’exception du fait lui-même, trop prouvé par trois victimes,
elle ignorait tout, les circonstances et le mobile, et les
probabilités entrevues, loin de dissiper les ténèbres, les
épaississaient.
Certes, il était à espérer qu’avec du temps, de l’obstination,
des recherches et les puissants moyens d’investigation dont dispose
la rue de Jérusalem, on arriverait jusqu’à la vérité…
Mais, en attendant, tout était mystère, à ce point qu’on en
était à se demander de quel côté réellement était le crime.
Le meurtrier était arrêté, mais s’il persistait dans son
mutisme, comment lui jeter son nom à la face ? Il protestait
de son innocence, comment l’accabler des preuves de sa
culpabilité ?
Des victimes, on ignorait tout … Et l’une d’elles
s’accusait.
Une inexplicable influence liait la langue de la veuve
Chupin.
Deux femmes, dont l’une pouvait perdre à la Poivrière
une boucle d’oreille de 5, 000 francs, avaient assisté à la lutte …
puis disparu.
Un complice, après deux traits d’une audace inouïe, s’était
échappé….
Et tous ces gens, le meurtrier, les femmes, la cabaretière, le
complice et les victimes, étaient également suspects, inquiétants,
étranges, également soupçonnés de n’être pas ce qu’ils semblaient
être.
Aussi le commissaire, d’une voix attristée, résumait ses
impressions. Peut-être songeait-il qu’il aurait, au sujet de tout
cela, un quart d’heure difficile à la Préfecture.
– Allons, dit-il enfin, il faudra transporter ces trois
individus à la Morgue. Là, on les reconnaîtra sans doute.
Il se recueillit et ajouta :
– Et dire que l’un de ces morts est peut-être Lacheneur…
– C’est peu probable, dit Lecoq. Le faux soldat, demeuré le
dernier vivant, avait vu tomber ses deux compagnons. S’il eût
supposé Lacheneur tué, il n’eût pas parlé de vengeance.
Gévrol qui depuis deux heures affectait de rester à l’écart,
s’était rapproché. Il n’était pas homme à se rendre même à
l’évidence.
– Si monsieur le commissaire, dit-il, veut m’en croire, il s’en
tiendra à mon opinion, un peu plus positive que les rêveries de M.
Lecoq.
Un roulement de voiture devant la porte du cabaret
l’interrompit, et l’instant d’après le juge d’instruction
entrait.
Chapitre 10
Il n’était personne à la Poivrière qui ne connût, au
moins de vue, le juge d’instruction qui arrivait, et Gévrol, vieil
habitué du Palais de Justice, murmura son nom.
M. Maurice d’Escorval.
Il était fils de ce fameux baron d’Escorval qui, en 1815,
faillit payer de sa vie son dévouement à l’Empire, et dont
Napoléon, à Sainte-Hélène, faisait ce magnifique éloge :
« Il existe, je le crois, des hommes aussi honnêtes ; mais
plus honnêtes, non, ce n’est pas possible. »
Entré jeune dans la magistrature, doué de remarquables
aptitudes, M. d’Escorval semblait promis aux plus hautes destinées.
Il trompa les pronostics en refusant obstinément toutes les
situations qui lui furent offertes, pour conserver près du tribunal
de la Seine ses modestes et utiles fonctions.
Il disait, pour expliquer ses refus, qu’il tenait au séjour de
Paris plus qu’à l’avancement le plus envié, et on ne comprenait pas
trop cette passion de sa part. Malgré ses brillantes relations, en
effet, et en dépit de sa fortune très considérable, depuis la mort
d’un frère aîné, il menait l’existence la plus retirée, cachant sa
vie, ne se révélant que par son travail obstiné et par le bien
qu’il répandait autour de lui.
C’était alors un homme de quarante-deux ans, qui paraissait plus
jeune que son âge, encore que son front commençât à se
dégarnir.
On eût admiré sa physionomie sans l’inquiétante immobilité qui
la déparait, sans le plis sarcastique de ses lèvres trop minces,
sans l’expression morne de ses yeux d’un bleu pâle.
Dire qu’il était froid et grave, eût été mal dire, et trop peu.
Il était la gravité et la froideur mêmes avec une nuance de
hauteur…
Saisi dès le seuil du cabaret par l’horreur du spectacle, c’est
à peine si M. d’Escorval accorda aux médecins et au commissaire un
salut distrait. Les autres ne comptaient pas, pour lui.
Déjà, toutes ses facultés étaient en jeu. Il étudiait le
terrain, arrêtant son regard aux moindres objets, avec cette
sagacité attentive du juge qui sait le poids d’un détail et qui
comprend l’éloquence des circonstances extérieures.
– C’est grave !… dit-il enfin, bien grave !…
Le commissaire de police, pour toute réponse, leva les bras au
ciel, geste qui traduisait bien sa pensée :
– À qui le dites-vous !…
Le fait est que, depuis deux heures, le digne commissaire
trouvait cruellement lourde sa responsabilité, et qu’il bénissait
le magistrat qui l’en déchargeait.
– Monsieur le procureur impérial n’a pu m’accompagner, reprit M.
d’Escorval, il n’a pas le don d’ubiquité, et je doute qu’il lui
soit possible de venir me rejoindre. Commençons donc nos
opérations…
Jusqu’ici la curiosité des assistants était déçue, aussi le
commissaire fut-il l’interprète du sentiment général, lorsqu’il dit
:
– Monsieur le juge d’instruction a sans doute interrogé le
coupable, et il doit savoir….
– Je ne sais rien, interrompit M. d’Escorval, qui parut fort
surpris de l’interpellation.
Il s’assit sur cette réponse, et pendant que son greffier
rédigeait les préliminaires de tout procès-verbal de constat, il se
mit, lui, à lire le rapport écrit par Lecoq.
Blotti dans l’ombre, pâle, ému, fiévreux, le jeune policier
s’efforçait de surprendre sur l’impassible visage du magistrat un
indice de ses impressions.
C’était son avenir qui se décidait, qui allait dépendre d’un oui
ou d’un non.
Et ce n’était plus à une intelligence obtuse comme celle du père
Absinthe qu’il s’adressait, mais à une perspicacité supérieure.
– Si encore, pensait-il, je pouvais plaider ma cause !…
Mais qu’est la phrase écrite, comparée à la phrase parlée, mimée,
vivante, palpitante de l’émotion et des convictions de qui la
prononce….
Bientôt il se sentit rassuré.
La figure du juge d’instruction gardait son immobilité, mais il
hochait la tête, en signe d’approbation, et même, par instants, un
détail plus ingénieux que les autres lui arrachait une exclamation
: « Pas mal !… très bien !… »
Lorsqu’il eut achevé :
– Tout ceci, dit-il enfin au commissaire, ne ressemble guère à
votre rapport de ce matin, qui présentait cette ténébreuse affaire
comme une bataille entre quelques misérables vagabonds.
L’observation n’était que trop juste, et le commissaire n’en
était pas à regretter d’être resté chaudement au lit, s’en
remettant absolument à Gévrol.
– Ce matin, répondit-il évasivement, j’avais résumé les
impressions premières… elles ont été modifiées par les recherches
ultérieures, de sorte que…
– Oh ! interrompit le juge, je ne vous fais aucun reproche,
je n’ai que des félicitations à vous adresser, au contraire… On
n’agit pas mieux ni plus vite. Toute cette information révèle une
grande pénétration, et les résultats en sont surtout exposés avec
une clarté et une précision rares.
Lecoq eut comme un éblouissement.
Le commissaire, lui, hésita une seconde.
La tentation lui venait de confisquer l’éloge à son profit.
S’il la repoussa, c’est qu’il était honnête et que de plus il ne
lui déplaisait pas de faire pièce à Gévrol, pour le punir de sa
légèreté présomptueuse.
– Je dois avouer, dit-il enfin, que l’honneur de cette enquête
ne me revient pas.
– Dès lors, à qui l’attribuer, sinon à l’inspecteur du service
de la sûreté ?
Ainsi pensa M.
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