Il y a chez Nietzsche, dans chacune de ses transformations, les convulsions de la mort et celles de la naissance. Jamais peut-être un être humain ne s'est développé au milieu de tourments aussi épouvantables, jamais aucun homme ne s'est autant fait saigner lui-même dans la recherche de son moi. C'est pourquoi tous ses livres ne sont, à proprement parler, que les relations cliniques de ces opérations, que les méthodes employées dans ses vivisections, qu'une sorte d'obstétrique de l'esprit libre. « Mes livres ne parlent que des victoires remportées sur moi-même. » Ils sont l'histoire de ses transformations, de ses grossesses et de ses couches, de ses morts et de ses résurrections, l'histoire des guerres qu'il a menées sans merci contre son propre moi, des châtiments et des exécutions qu'il lui a infligés et, somme toute, une biographie de tous les êtres humains que Nietzsche a été et est devenu pendant les vingt ans de sa vie spirituelle.

Ce qu'il y a d'incomparablement caractéristique dans ces transformations continuelles de Nietzsche, c'est que la ligne de sa vie représente, en un certain sens, un mouvement rétrograde. Prenons Goethe (c'est toujours lui que nous rencontrons devant nous, lui qui est le plus symbolique de tous les phénomènes humains) comme le prototype d'une nature organique qui se trouve mystérieusement en accord avec la marche de l'univers ; nous voyons que les formes de son développement reflètent symboliquement les divers âges de la vie. Goethe est dans sa jeunesse exubérant comme le feu ; à l'âge d'homme, il est d'une activité réfléchie et dans sa vieillesse sa pensée est toute lucidité : le rythme de son esprit correspond organiquement à la température de son sang. Son chaos se trouve au début (comme c'est toujours le cas chez un jeune homme) ; son ordre se trouve à la fin de sa carrière (comme c'est toujours le cas chez un vieillard) ; il devient conservateur après avoir été révolutionnaire, homme de science après avoir débuté par l'occultisme et ménager de son moi après avoir commencé par en être prodigue. Nietzsche, lui, fait le contraire de Goethe ; alors que celui-ci aspire à une liaison toujours complète de son être, Nietzsche désire ardemment une désagrégation toujours plus passionnée : comme tous les caractères démoniaques, il devient toujours plus échauffé, plus impatient, plus véhément, plus révolutionnaire, plus chaotique à mesure qu'il avance en âge. Déjà son attitude extérieure est en complète opposition avec l'évolution habituelle. Nietzsche commence par la vieillesse. À vingt-quatre ans, tandis que ses camarades se livrent encore à des plaisanteries d'étudiant, accomplissent les joyeux rites des beuveries en secouant les larges chopes de bière et défilent au pas de l'oie dans les rues, Nietzsche est déjà professeur, titulaire de la chaire de philosophie de la célèbre université de Bâle. Ses véritables amis sont alors des hommes de cinquante à soixante ans, les grands savants grisonnants, comme Jacob Burckhardt et Ritschl, et son intime est le premier artiste de son temps, le grave Richard Wagner. Une sévérité implacable, une sévérité d'airain, une objectivité indéfectible font alors de lui uniquement un savant, non un artiste, et dans ses livres le ton didactique et supérieur de l'homme d'expérience l'emporte sur celui du débutant. Il réprime avec violence ses énergies poétiques, l'élan de la musique : comme n'importe quel conseiller aulique ossifié par les années, il est là penché sur des manuscrits, il compose des index et il se contente de réviser des pandectes empoussiérées. Le regard de Nietzsche, à ses débuts, est entièrement tourné vers le passé, vers l'histoire, vers ce qui est mort et ce qui a été ; les plaisirs de sa vie se murent dans des manies de vieux garçon ; sa gaieté et son ardeur se masquent sous la dignité professorale et ses yeux ne quittent pas les livres et les problèmes d'érudition. À vingt-sept ans La Naissance de la tragédie ouvre une première tranchée secrète dans le présent : mais l'auteur de ce livre porte encore sur sa figure spirituelle le masque sévère de la philologie et s'il y a dans cet ouvrage une première flambée de choses futures, une lueur annonciatrice de l'amour du présent, de la passion pour l'art, elles restent souterraines. À environ trente ans, à l'âge où l'homme normal ne fait qu'inaugurer sa carrière bourgeoise, au moment où Goethe est devenu conseiller d'État, où Kant, de même que Schiller, est professeur, Nietzsche a déjà rejeté derrière lui ses fonctions officielles et il a abandonné, en soupirant d'aise, la chaire de philologie. C'est là son premier pas vers son véritable moi, son premier mouvement pour pénétrer dans son propre univers, sa première transformation interne, et cette rupture constitue les véritables débuts de l'artiste. Le vrai Nietzsche commence au moment où il fait irruption dans le présent — le Nietzsche tragique, inactuel, dont le regard est dirigé vers le futur et qui a la nostalgie de l'homme tout nouveau, de celui qui viendra un jour. Entre-temps il se produit d'incessants bouleversements, semblables à des coups de grisou, des changements radicaux de son être le plus intime — le brusque passage de la philologie à la musique, de la gravité à l'extase, de la patience positive à la danse. À trente-six ans Nietzsche est un « en dehors », un amoraliste, un sceptique, un poète et un musicien, « jeune d'une meilleure manière » qu'il ne l'a jamais été dans sa jeunesse, libre de tout passé et de sa propre science, libre déjà du présent et tout à fait compagnon de l'homme de l'au-delà, de l'homme futur. Par conséquent, au lieu que les années de développement, comme chez l'artiste normal, stabilisent sa vie, en l'enracinant davantage et en la rendant plus sérieuse et plus systématique, elles ne font que le libérer passionnément de tous les liens et de tous les rapports. Le rythme de ce rajeunissement est monstrueux et sans analogue. À quarante ans la langue de Nietzsche, ses pensées, son être ont plus de globules rouges, de fraîcheur de couleur, de témérité, de passion et de musique qu'à dix-sept ans, et le solitaire de Sils-Maria va à travers son œuvre d'un pas plus léger, plus ailé et plus dansant que l'ancien professeur de vingt-quatre ans prématurément vieilli.

Chez Nietzsche, par conséquent, le sentiment de la vie s'intensifie, au lieu de s'apaiser : ses métamorphoses deviennent toujours plus rapides, plus libres, plus ailées, plus variées, plus tendues, plus méchantes, plus cyniques ; il ne trouve plus nulle part de « point d'arrêt » pour son esprit toujours en mouvement. À peine s'est-il établi quelque part que « sa peau se gerce et se fend » ; finalement, sa propre vie est incapable de suivre la transformation de son esprit et les changements qu'il y a en lui prennent peu à peu un rythme cinématographique, dans lequel l'image tremble et bouge continuellement. Précisément ceux qui croient le connaître de plus près, les amis des périodes révolues de sa vie, qui presque tous sont rivés à leur science, à leur opinion, à leur système, sont de plus en plus surpris chaque fois qu'ils le rencontrent. Ils découvrent avec effroi, dans sa figure intellectuelle qui rajeunit toujours davantage, de nouveaux traits qui ne se rapportent à rien d'antérieur ; et lui-même, toujours en voie de métamorphose, a l'impression de se trouver devant un fantôme lorsqu'il entend prononcer son propre titre, lorsqu'on le « confond » avec ce « professeur Friedrich Nietzsche, de Bâle », le philologue, avec cet homme prématurément vieilli dans l'érudition que — il ne s'en souvient plus qu'avec peine — il a été jadis, vingt ans auparavant. Peut-être personne encore n'a-t-il jamais rejeté loin de lui sa vie passée avec autant de rigueur que Nietzsche, en écartant tout ce qui reste encore de rudiments et de sentiments d'autrefois : de là vient aussi la terrible solitude de ses dernières années. Car il a rompu tous les liens avec le passé ; et le rythme de ses dernières années, de ses dernières métamorphoses, est trop ardent pour qu'il s'attache à des choses nouvelles. Il ne fait que passer, à toute vitesse, à côté de tous les hommes et de tous les phénomènes ; et plus il se rapproche, ou paraît se rapprocher, de son moi, plus son désir de s'échapper à lui-même devient brûlant. Toujours plus radicales deviennent les modifications de son être, toujours plus brusques ses sauts du blanc au noir, ses commutations électriques des contacts internes : il se consume en se dévorant sans cesse lui-même et sa route est une seule traînée de flammes.

Mais dans la mesure où ses transformations s'accélèrent, elles deviennent aussi plus violentes et plus douloureuses.