Les premiers « dépouillements » de Nietzsche consistent simplement à se débarrasser de ses croyances de petit garçon ou de jeune homme, des opinions toutes faites, apprises ou imposées par l'école ; il les a rejetées facilement derrière lui, comme une vieille peau de serpent desséchée. Mais plus il accentue sa puissance psychologique, plus il doit plonger le couteau dans les couches profondes de sa substance interne ; plus ses convictions s'enfoncent dans sa chair, chargées d'un flux nerveux et gonflées de sang, plus elles sont formées de son propre plasma, plus sont nécessaires la violence brutale, l'effusion de sang et l'intransigeante fermeté : c'est là une « besogne de bourreau de soi-même », un travail de Shylock, une incision dans sa propre chair. Finalement cette mise à nu de soi-même atteint la zone la plus intime du sentiment et ce sont là de dangereuses opérations ; surtout l'amputation du complexe de Wagner est une intervention chirurgicale extrêmement périlleuse et presque mortelle dans la partie la plus interne de son corps, tout près de la couture du cœur, presque un suicide, et dans sa cruelle et brusque violence, c'est aussi un crime passionnel, puisque sa sauvage pulsion de vérité viole et étrangle au moment du rapprochement le plus intime, de l'enlacement amoureux, la figure qu'il aime le plus et qui lui est le plus proche. Mais plus il y a de violence, mieux ça va ; plus une de ces « victoires sur lui-même » coûte à Nietzsche de sang, de douleur, de cruauté, plus son ambition jouit voluptueusement de cette épreuve à laquelle il soumet sa propre puissance de volonté ; implacable inquisiteur de soi-même, il sonde implacablement chacune de ses propres convictions et il éprouve une joie sombrement espagnole et sensuellement cruelle à contempler les innombrables autodafés de ses idées reconnues hérétiques. Peu à peu l'instinct de destruction de soi-même devient chez Nietzsche une passion intellectuelle : « Je connais la joie de détruire à un degré qui est en harmonie avec ma force de destruction. » De la simple transformation de soi-même naît le désir de se contredire et d'être son propre adversaire : des passages de ses livres s'opposent brusquement l'un à l'autre ; ce prosélyte passionné de ses convictions place autoritairement un oui à côté de chaque non et un non à côté de chaque oui ; il se déploie à l'infini, pour tendre jusqu'à l'infini les pôles de son être et pour jouir, comme si c'était là la véritable vie de l'esprit, de la tension électrique qu'il y a entre ces deux extrémités. Toujours se fuir, toujours s'atteindre (« l'âme qui se fuit elle-même et qui cherche à se rejoindre dans le cercle le plus vaste »), cela le conduit à la fin à une excitabilité folle, et cette outrance lui devient fatale. Car, précisément au moment où la forme de son être s'étend jusqu'à l'extrême, la tension de son esprit éclate : le noyau de feu, la puissance primitive et démoniaque fait explosion et cette force élémentaire anéantit, d'un seul choc volcanique, la série grandiose des figures que son esprit de créateur plastique avait tirées de son propre sang et de sa propre vie, dans sa poursuite de l'infini.
7
Découverte du Sud
Nous avons besoin du Sud à tout prix, d'accents limpides, innocents, joyeux, heureux et délicats.
« Nous, aéronautes de l'esprit », disait un jour Nietzsche, fièrement, pour célébrer cette liberté unique de la pensée qui trouve ses nouveaux chemins dans l'élément sans limite et encore vierge. Et, effectivement, l'histoire de ses voyages spirituels, de ses volte-face et de ses soulèvements, cette poursuite de l'infini se déroule absolument dans l'espace supérieur, dans l'espace spirituellement illimité : comme un ballon captif qui jette continuellement du lest, Nietzsche se rend toujours plus libre par ses allégements et ses détachements. Avec chaque câble qu'il rompt et chaque dépendance qu'il rejette, il s'élève toujours avec une magnifique aisance vers un panorama plus large, une vue plus englobante, une perspective propre, intemporelle. Il y a là d'innombrables changements de direction, avant que l'esquif tombe dans la grande tempête qui le brisera : à peine si on peut les compter et les distinguer. Seul un moment décisif, particulièrement important, ressort fortement et symboliquement dans la vie de Nietzsche : il s'agit en même temps de l'instant dramatique où le dernier câble est largué et où l'aérostat s'élève de la terre ferme vers l'air libre et passe de la pesanteur à l'élément illimité. Cette seconde dans la vie de Nietzsche est représentée par le jour où il quitte son port d'attache, sa patrie, sa chaire de professeur, sa profession, pour ne plus revenir en Allemagne que dans un vol rapide et dédaigneux — se trouvant désormais pour l'éternité dans un autre élément voué à plus de liberté. Car tout ce qui se produit jusqu'à cette heure-là n'a pas une grande importance pour la personnalité essentielle de Nietzsche appartenant à l'histoire universelle : les premiers changements ne sont que des préparatifs pour mieux se connaître. Et sans cet élan décisif vers la liberté, malgré toute sa spiritualité, il serait resté en état de sujétion ; il aurait été un de ces professeurs réduits à une spécialité, un Erwin Rohde, un Dilthey, un de ces hommes que nous honorons dans leur milieu, sans cependant y voir une révélation pour notre propre univers spirituel. C'est seulement l'apparition de la nature démoniaque, l'épanchement de sa passion intellectuelle, le sentiment de la liberté primitive qui font de Nietzsche une figure prophétique et transforment son destin en mythe. Et puisque, ici, j'essaie de représenter sa vie, non pas dramatiquement, mais comme une pièce de théâtre, comme une œuvre d'art et une tragédie de l'esprit, son œuvre véritable pour moi débute seulement au moment où l'artiste commence en lui et prend conscience de sa liberté. Nietzsche dans sa chrysalide philologique est un problème pour philologues : seul l'homme ailé, l'« aéronaute de l'esprit », appartient à la création littéraire.
Cette première décision de Nietzsche sur sa route d'Argonaute à la recherche de soi-même est le Sud et elle restera la métamorphose de ses métamorphoses. De même dans la vie de Goethe le voyage en Italie est une décisive césure de ce genre : lui aussi, il se réfugie vers l'Italie pour y chercher son véritable moi, pour passer de l'esclavage à la liberté et de la vie simplement végétative à une vie créatrice. Chez lui aussi, lorsqu'il traverse les Alpes, dans le premier éclat du soleil italien, une métamorphose se produit avec la puissance d'une éruption : « Il me semble, écrit-il encore dans le Trentin, revenir d'une expédition au Groenland. » Lui aussi, il est « rendu malade par l'hiver » et en Allemagne « souffre du ciel morose » ; lui aussi, nature absolument portée vers la lumière et vers une haute clarté, dès qu'il pénètre sur le sol italien, sent en lui se produire un jaillissement élémentaire de la sensibilité la plus intime, une expansion et une délivrance, un besoin de liberté nouvelle et plus personnelle. Mais Goethe éprouve trop tard le miracle du Sud, seulement dans sa quarantième année ; la croûte est déjà trop dure autour de sa nature, faite, au fond, de méthode et de réflexion : une partie de son être, de sa pensée est restée à son foyer, à la cour, avec ses dignités et ses fonctions. Il est déjà trop fortement cristallisé en lui-même pour être une fois encore complètement modifié ou transformé par n'importe quel élément. Se laisser dominer serait contraire à la règle organique de sa vie : Goethe veut toujours rester maître de sa destinée et ne prendre des choses qu'exactement ce qu'il leur permet (alors que, au contraire, Nietzsche, Hölderlin, Kleist, ces dissipateurs, s'abandonnent toujours tout entiers, de toute leur âme, à chaque impression, heureux d'être de nouveau replongés par elle dans le flot et le feu du fleuve de la vie). Goethe trouve en Italie ce qu'il y cherche et guère plus : il y cherche des enchaînements plus profonds (Nietzsche cherche, lui, des libertés plus hautes), les grands souvenirs du passé (Nietzsche cherche le grandiose avenir et l'affranchissement de tout ce qui est historique) ; il ne se soucie, à vrai dire, que des choses qui sont sous la terre : de l'art antique, de l'esprit romain, des mystères de la plante et de la pierre (tandis que Nietzsche regarde avec enivrement et avec une vive joie les choses qui sont au-dessus de lui : le ciel de saphir, l'horizon clair jusqu'à l'infini, la magie de la lumière ruisselante qui pénètre dans tous ses pores). C'est pourquoi l'expérience de Goethe est d'abord cérébrale et esthétique alors que celle de Nietzsche est vivante : tandis que le premier rapporte d'Italie un style artistique, Nietzsche y découvre un style de vie. Goethe est simplement fécondé, tandis que Nietzsche est transplanté et renouvelé. L'homme de Weimar éprouve lui aussi le besoin de se renouveler (« Certes, il vaudrait mieux que je ne revinsse pas, si je ne puis pas revenir avec une vie nouvelle »), mais, comme toute forme déjà à demi figée, il n'a plus que la capacité de subir des « impressions ». Pour une transformation radicale aussi complète que celle de Nietzsche, le quadragénaire est déjà trop formé, trop égotiste et surtout trop indocile : le puissant et solide instinct de conservation de son moi (qui dans ses dernières années deviendra toute rigidité et glaciale cuirasse) n'accorde au changement, à côté de la stabilité, qu'un espace limité. Homme sage et de régime, il n'accepte que ce qu'il pense devoir être profitable à sa nature (tandis qu'un caractère dionysiaque prend de toute chose avec excès et sans peur du danger). Goethe veut seulement enrichir ses possessions, mais jamais il ne consent à se perdre au fond des choses jusqu'à en être transformé. C'est pourquoi sa dernière parole au sujet du Sud est un remerciement soigneusement pesé et sérieusement mesuré, qui, malgré tout, est d'ordre négatif : « Parmi les choses louables que j'ai apprises au cours de ce voyage, dit-il dans ses derniers mots relatifs à l'Italie, il faut comprendre aussi le fait qu'en aucune manière je ne puis plus être seul et vivre hors de ma patrie. »
Il suffit de retourner cette formule, aux traits durs comme ceux d'une médaille, et l'on aura, en substance, l'effet produit sur Nietzsche par le Sud.
1 comment