Sa conclusion est absolument contraire au résultat de Goethe puisque désormais il ne pourra plus vivre que seul et uniquement hors de sa patrie : tandis que Goethe en quittant l'Italie revient exactement à son point de départ, après avoir fait un voyage instructif et intéressant, et rapporte dans ses bagages, dans son cœur et dans son cerveau, des choses précieuses pour un foyer, pour son foyer, Nietzsche est définitivement expatrié et il a trouvé son véritable moi : « Prince hors la loi », heureux d'être sans patrie, sans foyer et sans possessions, détaché pour toujours des « mesquineries de la patrie », de toute « sujétion patriotique ». Désormais il n'y a plus pour lui d'autre perspective que la contemplation à vol d'oiseau du « bon Européen », de cette « espèce d'homme essentiellement nomade et placé au-dessus des nations » dont il sent atmosphériquement l'inévitable avènement, perspective au sein de laquelle il établit sa seule résidence — dans un royaume situé dans l'au-delà, dans l'avenir. Pour Nietzsche, l'intellectuel est « chez lui » non pas là où il est né (la naissance, c'est du passé, de l'« histoire »), mais là où lui-même engendre et met au monde : « Ubi pater sum, ibi patria. — Là où je suis père, où j'engendre, là est ma patrie » ; et non pas où il fut engendré. Le bénéfice inestimable et inaltérable qu'il a retiré de son voyage dans le Sud, c'est que désormais le monde entier devient pour Nietzsche en même temps un pays étranger et une patrie, et qu'il peut y conserver ce regard à vol d'oiseau, ce regard clair et plongeant d'un rapace planant dans la hauteur, un regard tourné de tous les côtés, vers des horizons partout largement ouverts. (Goethe, au contraire, d'après ses propres paroles, mit en péril sa personnalité, mais aussi la préserva, en « s'entourant d'horizons fermés ».) Une fois que Nietzsche s'est établi dans le Sud, il se trouve pour toujours au-delà de tout son passé ; il s'est définitivement dégermanisé, comme il s'est définitivement débarrassé de la philologie, du christianisme et de la morale ; et rien ne caractérise autant sa nature excessive et pleine d'allant que ce fait : il n'a jamais reculé d'un pas ou jeté ne fût-ce qu'un regard de mélancolie et de regret vers son passé. Le navigateur du royaume de l'avenir est beaucoup trop heureux de s'être embarqué « sur le navire le plus rapide pour Cosmopolis » pour éprouver encore la nostalgie de sa patrie unilatérale, uniforme et univoque. C'est pourquoi toute tentative de le germaniser à nouveau doit être condamnée comme une erreur (aujourd'hui très courante). Pour cet homme libre par excellence, il n'y a plus moyen de renier la liberté ; depuis qu'il sent au-dessus de lui la clarté du ciel italien, son âme frissonne à la pensée de toute « obscurité », qu'elle vienne des nuages, de l'amphithéâtre des professeurs, de l'Église ou de la caserne ; ses poumons, ses nerfs atmosphériques ne supportent plus aucune espèce de septentrion, de « germanicité », de lourdeur : il ne peut plus vivre les fenêtres fermées, les portes closes, dans la demi-obscurité, dans un crépuscule et dans des brouillards intellectuels. Désormais, pour lui, être vrai, c'est être clair, c'est voir largement et tracer jusqu'à l'infini des contours précis ; et, depuis qu'il a divinisé, avec toute l'ivresse de son sang, cette lumière, cette lumière élémentaire incisive et pénétrante du Sud, il a pour toujours renié le « diable proprement allemand, le génie, le démon de l'obscurité ». Sa sensibilité presque gastronomique, maintenant qu'il vit dans le Sud, à l'« étranger », voit dans tout ce qui est allemand une nourriture trop lourde et trop pesante pour son goût raffiné, une sorte d'« indigestion », une façon de n'en plus finir dans l'étude des problèmes qui se posent, une manière de traîner toute sa vie le rouleau compresseur de l'âme : l'Allemand n'est plus et ne sera plus jamais pour lui assez libre et assez « léger ».

Même les œuvres qu'il a autrefois le plus aimées lui causent maintenant une espèce de pesanteur d'estomac intellectuelle : dans les Maîtres Chanteurs il sent de la lourdeur, du tarabiscotage, du baroque, un effort violent vers la sérénité ; chez Schopenhauer les entrailles délabrées ; chez Kant l'arrière-goût hypocrite d'un moralisme d'État ; chez Goethe l'alourdissement provoqué par les fonctions et les dignités, ainsi que les horizons volontairement limités. Tout ce qui est allemand est pour lui, désormais, crépuscule, pénombre, obscurité ; cela renferme trop d'ombres passées, trop d'histoire, un faix trop lourd pour le moi qu'il a traîné jusqu'alors derrière lui : une quantité de possibilités et, pourtant, rien de clair ; une manière continuelle d'interroger, de désirer, de soupirer et de chercher, un devenir pénible et douloureux, une oscillation perpétuelle entre le oui et le non. Mais il n'y a pas là seulement un malaise de l'intellectuel devant la structure de pensée qui était alors celle de la nouvelle, de la trop nouvelle Allemagne, laquelle avait réellement atteint son point extrême ; ce n'est pas seulement un mécontentement politique causé par l'« Empire » et par tous ceux qui ont sacrifié l'idée allemande à l'idéal du canon ; ce n'est pas seulement une antipathie esthétique à l'égard de l'Allemagne des meubles en peluche et du Berlin des Colonnes de la Victoire. La nouvelle doctrine du Sud qui est celle de Nietzsche réclame maintenant de tous les problèmes, et non pas seulement des problèmes nationaux, réclame de toute l'attitude de la vie une netteté et une clarté librement jaillissantes, comme celles du soleil, « de la lumière, simplement de la lumière, même au-dessus des pires choses », la plus haute volupté par la plus haute limpidité — une gaya scienza et non pas le didactisme pédagogique, tragiquement maussade, du « peuple de l'écolage », cette érudition patiente, objective, gravement professorale des Allemands, qui sent le cabinet de travail et la salle de cours. Son renoncement définitif au Nord, à l'Allemagne, à la patrie ne provient pas de son esprit, de l'intellect, mais des nerfs, du cœur, du sentiment et des entrailles ; c'est le cri de libération des poumons qui retrouvent à nouveau l'air libre, la jubilation du prisonnier qui a enfin trouvé le « climat de son âme » : la liberté. De là vient son élan de jubilation intime, son cri de maligne allégresse : « J'ai fait le saut. »

En même temps qu'il l'aide à se dégermaniser définitivement, le Sud l'aide aussi à se déchristianiser complètement. Tandis que, comme un lézard, il jouit du soleil et que son âme est embrasée de lumière jusque dans ses réseaux nerveux les plus intimes, et qu'il se demande ce qui pendant si longtemps a assombri le monde, ce qui l'a rendu si inquiet, si anxieux, si abattu, si lâchement conscient du péché, en dépouillant de leur valeur les choses les plus sereines, les plus naturelles et les plus vigoureuses et en vieillissant ce que l'univers a de plus précieux, la vie elle-même, il reconnaît dans le christianisme, dans la croyance en l'au-delà, le principe qui jette son ombre sur le monde moderne. Ce « judaïsme malodorant, fait de rabbinisme et de superstition » a ruiné et étouffé la sensualité, la sérénité de l'univers ; il est devenu pour cinquante générations le narcotique le plus dangereux qui a paralysé moralement tout ce qui autrefois avait été une véritable force. Mais maintenant (et c'est ici qu'il voit brusquement dans sa vie une mission) la croisade de l'avenir contre la Croix doit enfin commencer, la reconquête du pays le plus sacré de l'humanité : la vie de ce monde. Le « sentiment exubérant de l'existence » lui a donné un regard passionné pour tout ce qui est chose de cette terre, vérité animale et objet immédiat ; c'est seulement depuis cette découverte qu'il s'aperçoit que la « vie pourpre et saine » lui a été masquée par l'encens et la morale pendant de nombreuses années. Dans le Sud, à cette « grande école de guérison intellectuelle et physique », il a appris à être naturel, à se réjouir sans remords et à connaître la vie sereine et joyeuse, sans crainte de l'hiver et sans crainte de Dieu ; il a acquis la foi qui dit à soi-même un oui cordial et innocent. Mais cet optimisme, lui aussi, vient d'en haut, à vrai dire non pas d'un dieu caché, mais du mystère le plus ouvert et le plus bienfaisant, du soleil et de la lumière. « À Saint-Pétersbourg je serais nihiliste ; ici, comme la plante, je crois au soleil. » Toute sa philosophie est immédiatement issue de son sang délivré : « Restez méridional, ne fût-ce que par la foi », dit-il à un ami. Or, quand la clarté est un remède si actif pour quelqu'un, elle devient sacrée : c'est en son nom qu'il commence la guerre, la plus terrible de ses campagnes contre tout ce qui, sur la terre, menace de détruire la sérénité, la limpidité, la liberté nue et l'ivresse ensoleillée de la vie. « Mon attitude envers le présent est désormais une guerre au couteau. »

Mais en même temps que cette hardiesse, de l'orgueil s'introduit aussi dans cette vie de philologue qui s'est écoulée derrière des fenêtres closes, dans une immobilité maladive ; la circulation de son sang, qui était jusqu'alors figée, est violemment troublée et précipitée : jusqu'aux extrémités les plus profondes des nerfs, sous la filtrante lumière, la forme claire et cristalline des idées se met en mouvement, et dans le style, dans la langue soudain jaillissante et mobile, le soleil fait luire des étincelles de diamant. Tout est écrit dans la « langue du vent du dégel », comme il le dit lui-même du premier de ses livres composés dans le Sud : il y a un accent de libération violente et d'épanouissement, comme lorsqu'une couche de glace se brise et que déjà le tendre printemps se répand sur le paysage avec une volupté caressante et joyeuse. De la lumière jusque dans la profondeur dernière, de la clarté jusque dans le moindre frémissement, de la musique même dans chaque silence, et au-dessus de tout cela cet accent alcyonien, ce ciel plein de limpidité ! Quelle différence de rythme entre la langue d'autrefois, qui, il est vrai, était bien tournée et vigoureusement construite, mais, somme toute, pétrifiée, et cette langue nouvelle, aux élans sonores, cette langue toute joyeuse, souple et exubérante, qui aime à utiliser et à employer tous ses membres, qui, comme les Italiens, gesticule en faisant toutes sortes de mimiques et qui ne se borne pas, comme l'Allemand, à parler tout en restant immobile et sans que le corps participe à l'expression ! Ce n'est plus au grave et sonore allemand des humanistes, vêtu d'un frac noir, que le nouveau Nietzsche confie ses pensées librement écloses, qui ont pris leur essor au cours de ses promenades, comme des papillons ; ces pensées filles de la liberté veulent une langue de liberté, une langue flexible et bondissante, avec un corps agile et nu, comme un gymnaste, et avec de souples articulations, une langue qui puisse courir, sauter, s'élever en l'air et se baisser, se tendre et danser toutes les danses, depuis la ronde de la mélancolie jusqu'à la tarantella de la folie, une langue qui puisse tout supporter et tout dire — sans avoir des épaules de portefaix ou une démarche d'homme accablé sous le poids d'un fardeau. Toute la passivité de l'animal domestique, toute la gravité des choses confortables ont fondu et ont disparu de son style. Il tourbillonne du petit jeu de mots aux plus hautes félicités et conserve malgré tout parfois un pathos analogue au choc retentissant d'une cloche très ancienne. Il déborde de ferments et d'énergie, il est champagnisé par les petites perles étincelantes des aphorismes et, cependant, il est capable d'écumer avec un soudain débordement rythmique.