Il possède une lumière dorée et solennelle comme le Falerne antique, ainsi qu'une transparence magique jusque dans ses profondeurs les plus grandes, et un ensoleillement sans pareil dans son cours joyeux et étincelant. Jamais, peut-être, la langue d'un poète allemand ne s'est-elle rajeunie aussi vite, aussi soudainement et aussi complètement ; et, à coup sûr, nulle autre n'a été à ce point pénétrée de soleil et n'est devenue aussi libre, aussi méridionale, aussi divinement dansante, aussi « capiteuse », aussi païenne. Ce n'est que dans l'élément fraternel de Van Gogh que nous assistons une nouvelle fois au miracle d'une pareille et soudaine irruption du soleil chez un homme du Nord : seul le passage du coloris triste, brun et lourd de ses années hollandaises aux couleurs violentes, crues, chantantes et d'un blanc ardent de la Provence, seule cette irruption de la folie de la lumière dans un esprit déjà à demi aveuglé peut se comparer à l'illumination que le Sud produit dans l'être de Nietzsche. C'est seulement chez ces deux fanatiques du changement que cet enivrement, cette absorption de la lumière avec l'ardeur d'une passion de vampire sont aussi rapides et aussi inouïs. Seuls les démoniaques connaissent le miracle d'un brûlant épanouissement jusque dans la moindre fibre de leur peinture, de leur musique, de leurs paroles.

Mais Nietzsche ne serait pas du sang des démoniaques s'il pouvait se rassasier de n'importe quelle ivresse : c'est pourquoi il cherche toujours un superlatif par rapport au Sud, à l'Italie ; il cherche une « surlumière », une « surclarté ». Comme Hölderlin transporte peu à peu son Hellas vers l'« Asia », c'est-à-dire en Orient, dans la barbarie, de même, à la fin, la passion de Nietzsche est toute chargée des étincellements d'une nouvelle extase du tropique, de l'« africain ». Il veut la brûlure du soleil, au lieu de sa lumière, une clarté qui morde cruellement, au lieu d'entourer simplement les choses d'un trait net ; il veut un spasme de volupté, au lieu de la sérénité : l'infini désir éclate en lui de transformer complètement en ivresse les subtiles excitations de ses sens, de faire de la danse un vol et de porter jusqu'au rouge vif le chaud sentiment de l'existence. Et, tandis que ces désirs se gonflent dans ses veines, la langue ne suffit plus à son esprit indompté. Elle aussi devient pour lui trop étroite, trop matérielle, trop lourde. Il a besoin d'un nouvel élément pour cette danse de Dionysos qui a commencé en lui avec enivrement ; il a besoin d'une liberté plus haute que celle que peut lui offrir l'assujettissement de la parole ; c'est pourquoi il revient à son élément primitif, la musique. La musique du Sud, c'est là sa dernière inspiration, une musique où la clarté devient mélodie et où l'esprit a des ailes. Et il la cherche et la cherche, cette diaphane musique méridionale, dans tous les temps et dans toutes les zones, sans la trouver — jusqu'à ce qu'il se l'invente lui-même.

8
Le refuge
de la musique
Oh ! viens, sérénité dorée !

La musique était présente dès la première heure chez Nietzsche, mais elle était restée latente, comprimée consciemment par la volonté plus forte d'une justification spirituelle. Encore enfant, il enthousiasme déjà ses amis par des improvisations hardies et, dans ses cahiers de jeunesse, on trouve de nombreuses allusions à ses propres compositions musicales. Mais plus l'étudiant se tourne résolument vers la philologie et ensuite professe la philosophie, plus il étouffe cette puissance de sa nature qui aspire souterrainement à se donner libre cours. La musique reste pour le jeune philologue un agréable repos, un divertissement, un plaisir comme le théâtre, la lecture, l'équitation ou l'escrime, une sorte de gymnastique spirituelle pour les moments de loisir. C'est par suite de cette soigneuse canalisation, de cet endiguement conscient, que dans les premières années de Nietzsche aucune goutte ne filtre dans son œuvre pour la féconder : lorsqu'il écrit la Naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique, la musique ne reste pour lui qu'un objet, un thème spirituel, mais aucune modulation du sentiment musical ne s'introduit dans sa langue, dans sa poésie, dans sa pensée. Même les essais lyriques de la jeunesse de Nietzsche sont dépourvus de toute musicalité et, ce qui est encore plus étonnant, ses tentatives de composition musicale paraissent, selon le jugement de Bülow, qui, à coup sûr, ne manque pas de compétence, avoir été une simple thématique, un esprit amorphe, une musique typiquement antimusicale. La musique n'est pour lui pendant longtemps qu'une inclination particulière, à laquelle le jeune savant se livre avec tout le plaisir de l'irresponsabilité, avec la pure joie du dilettantisme, mais toujours au-delà et en dehors de toute « mission ».

L'irruption de la musique dans le monde intérieur de Nietzsche ne se produit que lorsque la croûte philologique, l'objectivité érudite qui entourent sa vie se sont désagrégées, lorsque tout le cosmos a été ébranlé et déchiré par des secousses volcaniques. Alors les digues se rompent et le flot se répand soudainement. La musique transporte toujours avec plus de force les hommes en proie à quelque bouleversement, affaiblis, soumis à de violentes tensions et déchirés jusqu'au fond d'eux-mêmes par n'importe quelle passion, Tolstoï l'a bien vu et Goethe l'a éprouvé tragiquement. Car même Goethe, qui a pris à l'égard de la musique une attitude prudente, inquiète et réservée (ainsi qu'il l'a fait à l'égard de tout ce qui est démoniaque, car dans chaque métamorphose il reconnaissait le tentateur), succombe, lui aussi, à la musique dans les moments de relâchement (ou, comme il le dit, dans les moments « de dépliement ») où tout son être est bouleversé, aux heures de sa faiblesse, de son accessibilité. Chaque fois (la dernière ce fut auprès d'Ulrike) qu'il est en proie à un sentiment et qu'il n'est plus maître de lui, la musique franchit la digue même la plus forte, lui arrache des larmes comme tribut et comme remerciement forcé une musique poétique, la plus magnifique de toutes. La musique (qui ne l'a pas éprouvé ?) a toujours besoin qu'on soit en état de réceptivité, dans une sorte d'heureux languissement féminin, pour féconder un sentiment : c'est ainsi qu'elle atteint Nietzsche, lui aussi, au moment où le Sud lui ouvre d'autres horizons et où il aspire à vivre avec le plus d'ardeur et de passion. Par une coïncidence remarquable, elle s'introduit en lui précisément à la seconde où sa vie quitte la tranquillité, la continuité épique pour se tourner vers le tragique, par une soudaine catharsis ; il pensait exprimer la Naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique et il éprouve le contraire : la naissance de la musique dans l'esprit de la tragédie. La puissance débordante des nouveaux sentiments ne trouve plus à s'exprimer dans le discours mesuré ; elle aspire à un élément plus fort, à une magie plus haute : « Il va falloir que tu chantes, ô mon âme ! »

C'est justement parce que cette source démoniaque de son être, la plus profonde, a été si longtemps obstruée par la philologie, l'érudition et l'indifférence qu'elle jaillit maintenant avec tant de force et qu'elle pousse avec une telle pression son rayonnement liquide jusque dans les fibres nerveuses les plus cachées, jusque dans la dernière intonation de son style. Comme après une infiltration de vitalité nouvelle, la langue, qui jusqu'alors ne cherchait qu'à exprimer les choses, se met tout à coup à respirer musicalement : l'andante maestoso du discours, le lourd style parlé de ses anciens écrits a maintenant toutes les sinuosités, les flexions, le caractère « ondulatoire », le mouvement multiple de la musique. Tous les petits raffinements d'un virtuose y mettent leur étincellement : les petits staccati aigus des aphorismes, le sordino lyrique des chants, les pizzicati de la raillerie, les stylisations hardies et les harmonisations de la prose, des maximes et de la poésie. Même les signes de ponctuation, les sous-entendus, les pauses, les traits qui soulignent ont toute la portée de signes musicaux : jamais on n'a autant eu dans la langue allemande le sentiment d'une prose instrumentée, d'une prose faite tantôt par un petit orchestre et tantôt par un grand. Goûter jusque dans les détails sa polyphonie jamais atteinte avant Nietzsche est, pour un artiste de la langue, une volupté comme pour un musicien l'étude d'une partition de maître : combien il y a d'harmonie cachée et déguisée derrière les dissonances les plus crues ! Comme l'esprit limpide de la forme se devine sous cette abondance qui semble d'abord désordonnée ! Car non seulement les extrémités nerveuses de la langue sont vibrantes de musicalité, mais aussi les œuvres elles-mêmes ressemblent à une symphonie ; elles sont établies non plus d'après une architecture purement intellectuelle et froidement objective, mais selon une inspiration directement musicale. Il a dit lui-même du Zarathoustra qu'il était écrit « dans l'esprit de la première phrase de la Neuvième Symphonie » ; et que penser du prélude de l'Ecce Homo, véritablement divin et unique au point de vue de la langue ? Ces phrases monumentales ne sont-elles pas comme un prélude d'orgue pour une gitantesque cathédrale de l'avenir ? Des poésies comme le Chant nocturne, le Chant de gondolier ne sont-elles pas le chant primitif de la voix humaine au milieu d'une infinie solitude ? Et quand l'ivresse est-elle devenue une musique aussi dansante, aussi héroïque, aussi grecque que dans le péan de sa dernière allégresse, dans le dithyrambe de Dionysos ? Irradiée en surface par toute la clarté du Sud, agitée en profondeur par des remous de musique, la langue se fait liquide et mobile comme une vague et, dans ce grandiose élément marin, l'esprit de Nietzsche circule jusqu'au tourbillon final.