Or, comme la musique fait irruption en lui avec tant de violence et d'impétuosité, Nietzsche, avec sa connaissance démoniaque, s'aperçoit aussitôt du danger : il sent que ce flot pourrait l'entraîner en dehors de lui-même. Mais tandis que Goethe évite les périls (« l'attitude prudente de Goethe envers la musique », note Nietzsche une fois), Nietzsche les saisit toujours par les cornes ; des transmutations de valeurs et des volte-face sont son système de défense. Et ainsi (comme pour sa maladie) il fait du poison un remède. Et il faut que la musique devienne pour lui maintenant autre chose que ce qu'elle était dans ses années de philologue : il lui demandait alors une plus haute tension nerveuse, un attendrissement (Wagner !) ; par son enivrement et son exubérance, il fallait qu'elle fît contrepoids à son existence calme d'érudit et qu'elle fût un stimulant pour l'arracher à l'esprit positif. Mais maintenant que sa pensée elle-même est déjà un excès et une extatique dépense de sentiment, il a besoin de la musique comme d'une détente, comme d'une sorte de bromure moral, comme d'un calmant intérieur. Il ne faut plus qu'elle lui donne l'ivresse (car maintenant tout ce qui est intellectuel devient pour lui sonore enivrement), mais, selon le mot magnifique de Hölderlin, la « sainte sobriété ». La musique comme délassement et non comme moyen d'excitation. Il veut une musique où il puisse se réfugier lorsqu'il revient blessé à mort et accablé de fatigue de la chasse à ses pensées ; il veut trouver en elle un refuge, un bain, un flot cristallin qui rafraîchisse et qui purifie : musica divina, une musique venue d'en haut, une musique issue d'un ciel clair et non pas d'une âme en feu, comprimée et remplie d'une lourde atmosphère. Une musique qui l'aide à s'oublier, non pas une musique qui le fasse rentrer en lui-même et qui le ramène à toutes les crises et catastrophes du sentiment ; une musique « qui dit oui et qui fait oui », une musique du Sud, limpide comme l'eau dans ses harmonies, extrêmement simple et pure, une musique « qu'on puisse siffloter ». Une musique, non pas du chaos (qui couve en lui-même) mais du septième jour de la création, où tout se repose et où seules les sphères célèbrent leur Dieu avec sérénité, une musique comme répit : « Maintenant que je suis au port, de la musique, de la musique ! »

La légèreté, c'est le dernier amour de Nietzsche, sa plus haute mesure de toutes les choses. Ce qui rend léger et qui donne la santé est bon : dans la nourriture, dans l'esprit, dans l'air, dans le soleil, dans le paysage, dans la musique. Ce qui permet de s'élever, ce qui aide à oublier la lourdeur et l'obscurité de la vie, la laideur de la vérité, cela seul est une source de grâce. De là vient ce tardif amour de l'art, comme « rendant possible la vie », comme « grand stimulant de la vie ». La musique, une musique limpide, libératrice, légère, devient désormais le plus cher réconfort de cet esprit mortellement agité. Dans les convulsions de ses sanglants accouchements, il ne peut plus s'en passer comme moyen de soulagement. « La vie sans musique est simplement une fatigue, une erreur. » Un homme malade de la fièvre, qui tend ses lèvres crevassées et brûlantes vers l'eau, n'a pas un mouvement plus sauvage que celui de Nietzsche au moment de ses dernières crises, lorsqu'il réclame son breuvage argenté. « Un homme a-t-il jamais eu déjà pareille soif de musique ? » Elle est son dernier salut, pour se sauver de lui-même : de là vient aussi cette haine apocalyptique à l'égard de Wagner, qui a troublé la pureté cristalline de la musique avec des narcotiques et des excitants ; de là les souffrances que Nietzsche ressent « du destin de la musique, comme d'une plaie ouverte ». Il a, le solitaire, repoussé tous les dieux ; il n'y a plus que cette seule chose qu'il veuille conserver, son nectar et son ambroisie, qui rafraîchit l'âme et la rajeunit éternellement. « L'art et rien que l'art : nous avons l'art, pour ne point mourir de la vérité. » Avec l'énergie désespérée de quelqu'un qui se noie, il s'accroche à l'art, à la seule puissance de la vie qui ne dépende pas de la pesanteur, afin que l'art le saisisse et qu'il le transporte dans son bienheureux élément.

Et la musique, elle qui a été conjurée d'une manière si émouvante, s'incline avec bonté vers lui et reçoit le corps de Nietzsche au moment où il s'écroule. Tout le monde a quitté cet homme en proie à la fièvre ; ses amis sont depuis longtemps partis ; ses pensées sont toujours en route, très loin, dans des pérégrinations téméraires : seule la musique l'accompagne jusque dans sa dernière, sa septième solitude. Ce qu'il touche, elle le touche avec lui ; quand il parle, la voix limpide de la musique retentit également : elle relève toujours avec véhémence celui qui a défailli précipitamment. Et, comme enfin il tombe dans l'abîme, elle veille encore sur son âme éteinte ; Overbeck, qui entre dans la chambre de celui qu'enveloppe la cécité de l'esprit, le trouve devant le piano, cherchant encore de ses mains tremblantes de hautes harmonies et, tandis qu'on emporte chez lui le pauvre aliéné, il chante, pendant tout le voyage, en touchantes harmonies, son Chant de gondolier. Jusque dans les ténèbres de l'esprit la musique l'accompagne, pénétrant de sa démoniaque présence et sa vie et sa mort.

9
La septième solitude
Un grand homme est poussé, pressé, martyrisé, jusqu'à ce qu'il se replie dans sa solitude.

« Ô solitude, solitude, mon pays », tel est le chant mélancolique qui sort du monde glaciaire du silence. Zarathoustra compose son chant du soir, son chant qui précède la dernière nuit, son chant de l'éternel retour. Car la solitude n'a-t-elle pas toujours été l'unique demeure du voyageur, son glacial foyer, son toit de pierre ? Il s'est trouvé dans des villes innombrables, il a accompli d'infinis voyages spirituels ; souvent il a essayé de lui échapper en se rendant dans un autre pays ; sans cesse il revient vers elle, blessé, épuisé, désillusionné, vers sa « patrie, la solitude ».

Mais tandis qu'elle a toujours voyagé avec lui, l'homme des métamorphoses, elle s'est elle-même métamorphosée et, lorsqu'il regarde son visage, il en est tout effrayé. Car elle est devenue si semblable à lui, au cours de cette longue fréquentation ! Elle est devenue plus dure, plus cruelle, plus violente, tout comme lui-même ; elle a appris à faire souffrir et à grandir dans le péril. Et, s'il l'appelle encore tendrement sa vieille, sa chère et familière solitude, il y a longtemps que ce nom ne lui convient plus : elle est devenue isolement complet, dernière et septième solitude ; cela ne s'appelle plus être seul que d'être ainsi abandonné. Autour du Nietzsche de la dernière période s'est fait un vide terrible, un silence effrayant : aucun ermite, aucun anachorète du désert, aucun stylite n'a été aussi abandonné ; car tous ces fanatiques de leur foi ont encore leur Dieu, dont l'ombre habite dans leur cabane et tombe du haut de leur colonne. Mais lui, le « meurtrier de Dieu », n'a plus auprès de lui ni Dieu, ni homme ; plus il se rapproche de son moi, plus il s'éloigne du monde ; plus son voyage s'étend, plus « le désert croît autour de lui ». D'habitude les livres les plus solitaires voient s'accroître lentement et silencieusement la puissance magnétique qu'ils exercent sur les hommes : par une force obscure ils attirent un cercle toujours plus nombreux de gens dans l'orbite de leur présence encore invisible ; mais l'œuvre de Nietzsche exerce une action répulsive ; elle écarte de lui de plus en plus tous ses amis et l'isole avec toujours plus de violence du présent. Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation.