Peu à peu le dernier et faible brin d'intérêt qui s'attachait à ses actes s'est gelé : d'abord il a perdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituel et enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plus d'éditeur en Allemagne ; la production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux ; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu'il a difficilement épargné ou celui qu'on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Mais non seulement personne ne les achète : même lorsqu'il les donne, Nietzsche, à la fin, n'a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante-dix millions d'habitants de l'Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l'envoyer, tellement, à l'apogée de son œuvre, il est devenu étranger, inaccessiblement étranger à son époque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré : au contraire, pour ne pas perdre le dernier de ses amis de jeunesse, Overbeck, il doit s'excuser d'écrire des livres et se les faire pardonner. « Mon vieil ami (on entend son ton d'anxiété, on voit son visage crispé, ses mains tendues, le geste de quelqu'un qu'on a repoussé et qui craint encore un nouveau coup), lis-le du commencement jusqu'à la fin, ne te laisse pas troubler ni rebuter. Concentre toute la force de ta bienveillance pour moi. Si le livre t'est insupportable, peut-être que cent détails ne le seront pas. » C'est ainsi qu'en 1887 le plus grand esprit du siècle présente à ses contemporains les plus grands livres de l'époque et il ne trouve rien de plus héroïque à célébrer dans une amitié que ceci : rien n'a pu la détruire, pas même le Zarathoustra ! Tellement l'activité créatrice de Nietzsche est devenue pour ses plus proches une épreuve accablante, une peine intolérable ! Tellement la distance entre son génie et l'infériorité de son temps est infranchissable ! L'air devient toujours plus rare autour de lui et le silence et le vide se font toujours plus grands.
Ce silence transforme en enfer la dernière, la septième solitude de Nietzsche : il se brise le cerveau contre son mur métallique. « Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l'âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, seulement la solitude muette multipliée — il y a là une inconcevable horreur, et le plus fort peut en périr », gémit-il un jour, tout en ajoutant : « Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je suis blessé à mort. Mais il ne réclame pas des approbations, des applaudissements, la gloire — au contraire, rien ne conviendrait mieux à son tempérament guerrier que la colère, l'indignation, le mépris, oui, même la raillerie (« dans l'état de celui qui est comme un arc tendu à se rompre, tout effort est le bienvenu, pourvu qu'il soit violent ») ; il voudrait n'importe quelle réponse, brûlante ou glacée, ou même tiède, simplement quelque chose, n'importe quoi qui lui donnât une preuve de son existence, de sa vie spirituelle. Mais même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible. Et c'est là la blessure qui le ronge toujours davantage, qui atteint sa fierté, enflamme son amour-propre, consume son âme, « la blessure de n'avoir aucune réponse ». Elle seule a empoisonné sa solitude et y a semé la fièvre.
Et voici que cette fièvre, après avoir couvé sourdement, se donne libre cours. Si l'on examine de près les écrits et les lettres des dernières années de Nietzsche, l'on y devine un battement précipité du sang comme sous une formidable pression de l'air raréfié : le cœur des alpinistes et des aviateurs a ressenti ces martèlements aigus qui viennent des poumons soumis à une trop rude épreuve ; les dernières lettres de Kleist trahissent cette tension et ce battement violents, ces dangereuses vibrations et ces bourdonnements d'une machine qui va éclater. Un accès d'impatience nerveuse se produit dans l'attitude patiente et calme de Nietzsche : « Le long silence a exaspéré ma fierté. » Il veut, il exige maintenant une réponse à tout prix. Il harcèle l'imprimeur de lettres et de dépêches pour que l'impression soit accélérée au plus vite, comme si un retard pouvait avoir quelque importance. Il n'attend plus, conformément à son projet, que La Volonté de puissance, son principal ouvrage, soit achevé, mais il en détache impatiemment des fragments et il les lance, comme des torches enflammées, au milieu de son époque. L'« accent alcyonien » a disparu ; il y a dans ses dernières œuvres comme de sourds gémissements de souffrance contenue et des cris de colère démesurément ironiques arrachés à son être par le fouet de l'impatience, des grognements de mâtin aux lèvres écumantes et aux dents étincelantes. Lui, qui était indifférent, se met, dans son orgueil « exaspéré », à provoquer son temps, pour qu'enfin il réagisse à son égard et pousse un cri de rage. Et, pour le défier encore davantage, il raconte sa vie dans Ecce Homo, avec un cynisme qui entrera dans l'histoire universelle. Jamais livres n'ont été le fruit d'un tel désir, d'une telle soif maladive et d'une telle impatience fiévreuse de réponse que les derniers pamphlets monumentaux de Nietzsche : comme Xerxès faisait battre avec des verges la mer insensible et rebelle, il veut, lui, par une bravade aussi folle, au moyen des scorpions de ses livres, défier l'indifférence morne qui l'entoure. Il y a dans ce désir pressant de réponse une démoniaque inquiétude, une crainte terrible de ne plus vivre assez longtemps pour voir le succès. Et l'on sent que, après chaque coup de fouet qu'il a assené, il s'arrête une seconde et se penche, hors de lui-même, avec une atroce anxiété, afin d'entendre le cri de ses victimes. Mais rien ne bouge. Aucune réponse ne monte dans la solitude « azurée ». Le silence est comme un anneau de fer autour de sa gorge et pas un cri, pas même le plus terrible que l'humanité ait connu, ne pourra plus le briser. Il le sent bien, aucun dieu ne le délivrera de la geôle de la solitude suprême.
Voici que, dans ses dernières heures, une colère apocalyptique s'empare de son esprit aux abois. Comme Polyphème devenu aveugle, il jette en hurlant des blocs de rocher autour de lui, sans voir s'ils atteignent le but ; et, comme il n'a personne pour souffrir et pour sentir avec lui, il se saisit lui-même par son propre cœur frémissant. Il a tué tous les dieux ; aussi il se divinise lui-même ; « ne faut-il pas que nous devenions nous-mêmes des dieux pour paraître dignes d'une telle action ? » Il a détruit tous les autels ; c'est pourquoi il se bâtit lui-même son autel : l'Ecce Homo, afin de se célébrer lui-même, lui que personne ne célèbre, afin de se fêter, lui que personne ne fête.
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