Il entasse les pierres les plus colossales de la langue ; on entend retentir des coups de marteau comme il n'en a jamais retenti dans ce siècle ; il entonne avec enthousiasme son chant funèbre de l'ivresse et de l'exaltation, le péan de ses actes et de ses victoires. C'est tout d'abord une espèce de crépuscule auquel se mêle une grande rumeur, comme quand l'orage arrive ; puis l'on entend vibrer un rire violent, méchant, fou, une gaieté de desperado qui vous brise l'âme : c'est le chant de l'Ecce Homo. Mais le chant se fait plus saccadé, des rires de plus en plus aigres coupent le silence des glaciers et, soudain, il lève les mains, son pied tressaille d'un frisson dithyrambique : c'est la danse qui commence, la danse au-dessus de l'abîme, de l'abîme de son propre déclin.

10
La danse
au-dessus de l'abîme
Si tu regardes longtemps dans un abîme, l'abîme regarde aussi en toi.

Les cinq mois de l'automne 1888, la dernière période créatrice de Nietzsche, sont uniques dans les annales de la production littéraire. Jamais sans doute dans un intervalle de temps aussi bref un génie n'a autant pensé d'une manière aussi intensive, continue, hyperbolique et radicale ; jamais un cerveau terrestre n'a été pareillement envahi par les idées, aussi rempli d'images et inondé de musique que celui de Nietzsche marqué par le destin. L'histoire intellectuelle de tous les temps, dans son immensité, n'offre pas d'autre exemple de cette abondance, de cette extase aux épanchements enivrés, de cette fureur fanatique de création ; c'est seulement peut-être tout près de lui, et cette même année, dans la même région, qu'un peintre « éprouve » une productivité aussi accélérée et qui déjà confine à la folie : dans son jardin d'Arles et dans son asile d'aliénés, Van Gogh peint avec la même rapidité, avec la même extatique passion de la lumière, avec la même exubérance maniaque de création. À peine a-t-il achevé un de ses tableaux au blanc ardent que déjà son trait impeccable court sur une nouvelle toile, il n'y a plus là d'hésitation, de plan, de réflexion. Il crée comme sous la dictée, avec une lucidité et une rapidité de coup d'œil démoniaques, dans une continuité incessante de visions. Des amis qui ont laissé Van Gogh à son chevalet il y a une heure s'étonnent, en revenant, de voir qu'il a déjà achevé un deuxième tableau et que, sans s'arrêter, le pinceau humide et les yeux exaltés, il en commence un troisième : le démon qui le tient à la gorge ne souffre pas qu'il respire un seul moment, sans s'inquiéter si, cavalier vertigineux, il ne détraque pas le corps haletant et brûlant qu'il a sous lui. C'est exactement de la même manière que Nietzsche crée ouvrage sur ouvrage, sans répit, sans reprendre haleine, avec la même clairvoyance et la même rapidité sans analogue. Dix jours, quinze jours, trois semaines, c'est là la durée de ses derniers ouvrages : conception, gestation, accouchement, présentation et élaboration définitive, tout cela se confond en fusant comme un éclair. Il n'y a pas là de période d'incubation, de moments de repos, de recherches, de tâtonnements, de modifications et de corrections, tout est aussitôt parfait, définitif, inchangeable, à la fois brûlant et refroidi. Jamais cerveau n'a porté à une tension électrique aussi haute et aussi durable les dernières vibrations de sa parole ; jamais des associations de mots ne se sont formées à des vitesses aussi magiques ; la vision est en même temps parole, l'idée est clarté parfaite et, malgré cette plénitude gigantesque, on ne sent rien de la peine ou de l'effort : la création a depuis longtemps cessé d'être un acte, un travail, elle est simplement un laisser-faire, une intervention des puissances supérieures. Celui en qui vibre l'esprit n'a besoin que de lever les yeux, ces yeux qui voient loin et qui « pensent loin », et il aperçoit (comme Hölderlin dans son dernier élan vers la contemplation mythique) d'énormes espaces de temps dans le passé et dans l'avenir : mais lui, que possède le démon de la clarté, les voit avec une clarté démoniaque, à sa portée. Il n'a qu'à allonger la main, sa main ardente et prompte, pour les saisir ; et à peine les a-t-il saisis qu'ils sont déjà tout gonflés d'images, vibrants de musique, vivants et animés. Et cet afflux d'idées et d'images ne s'interrompt pas une seconde pendant ces journées véritablement napoléoniennes. L'esprit est ici envahi, il subit une violence élémentaire. « Le Zarathoustra m'a assailli » ; c'est toujours une surprise violente et un état dans lequel il se trouve désarmé devant quelque chose de plus fort que lui dont il parle, comme si quelque part dans son esprit une digue secrète de raison et de défense organique avait été emportée par un fleuve, qui maintenant se précipite torrentiellement sur cet être impuissant et superbement dépourvu de toute volonté. « Peut-être jamais une chose n'a-t-elle été produite par un tel débordement de force », dit Nietzsche extatiquement, en parlant de ses dernières œuvres ; mais jamais il n'ose dire que c'était sa propre force qui agissait en lui et qui le détruisait. Au contraire, il se sent comme enivré, il sent pieusement qu'il est seulement « le porte-voix d'impératifs venus de l'au-delà » et qu'il est saintement possédé par un élément démoniaquement supérieur.

Mais qui osera décrire ce miracle d'inspiration, les affres et les frissons de cet orage de production qui fait rage pendant cinq mois sans aucune interruption, puisque lui-même, dans les transports de sa gratitude, dans la force illuminée des choses qu'il vient immédiatement de vivre, a décrit l'événement ? On ne peut que recopier cette page de prose, martelée d'éclairs :

 

« Est-il, en cette fin du XIXe siècle, quelqu'un qui ait une idée nette de ce que les poètes des époques fortes appelaient inspiration ? Si ce n'est pas le cas, je m'en vais le décrire. — Pour peu que l'on conserve un grain de superstition, on ne saurait qu'à grand-peine repousser la conviction de n'être qu'une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supérieures. La notion de révélation, si l'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas ; on prend sans demander qui donne ; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme — je n'ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l'énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se précipitent, tantôt ralentissent ; un emportement “hors-de-soi” ; où l'on garde la conscience la plus nette d'une multitude de frissons ténus irriguant jusqu'aux orteils : une profondeur de bonheur où le comble de la douleur et de l'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein de ce débordement de lumière : un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes — la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque le critère de la puissance de l'inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige... Tout se passe en l'absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d'indétermination, de puissance, de divinité... Le plus remarquable est le caractère involontaire de l'image, de la métaphore : l'on n'a plus aucune idée de ce qu'est une image, une métaphore, tout se présente comme l'expression la plus immédiate, la plus juste, la plus simple. Il semble vraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra, que les choses viennent s'offrir d'elles-mêmes pour servir d'images (“... voici qu'à ton discours toutes les choses accourent, caressantes, et te flattent : car elles veulent s'envoler sur ton aile. Avec chaque image, tu voles vers une vérité. Le verbe, les trésors du verbe s'ouvrent à toi pour dire l'‘être’ : tout ‘devenir’ veut se faire verbe pour que tu lui apprennes à parler...”) Telle est mon expérience de l'inspiration : je ne doute pas qu'il faille remonter à des milliers d'années pour trouver quelqu'un qui soit en droit de me dire : “C'est aussi la mienne.” »

 

Dans un accent vertigineux de béatitude, dans cet hymne adressé à soi-même, je le sais, les médecins voient aujourd'hui l'euphorie, le sentiment de volupté dernière de celui qui va périr, ainsi que le stigmate de la mégalomanie, de cette exaltation du moi qui est typique chez les esprits malades. Mais, je le demande, quand l'état de l'enivrement créateur a-t-il jamais été « sculpté » ainsi pour l'éternité avec une pareille adamantine clarté ? Car c'est là le miracle particulier et inouï des derniers ouvrages de Nietzsche : un degré suprême de clarté accompagne somnambuliquement le degré suprême de l'enivrement et ils sont subtils comme des serpents, au milieu de leur force presque bestiale de bacchanale. D'habitude les exaltés, tous ceux dont Dionysos a enivré l'âme, ont la lèvre épaisse et leur parole est obscure.