Comme dans un rêve, leurs expressions sont troubles ; tous ceux qui ont regardé dans l'abîme ont l'accent orphique, pythique et mystérieux d'une langue de l'au-delà, dont nos sens ont seuls un pressentiment craintif, tandis que notre esprit ne la comprend plus entièrement. Mais Nietzsche, lui, est d'une clarté extraordinaire dans l'exaltation et sa parole reste incorruptible, dure et incisive au milieu de tous les feux de l'ivresse. Peut-être aucun autre vivant ne s'est-il penché au bord du gouffre de la folie avec autant de sang-froid et de clarté, avec autant de témérité et autant de calme : l'expression de Nietzsche n'est pas (comme chez Hölderlin, comme chez les mystiques et les pythiques) nuancée et assombrie par le mystère ; au contraire, jamais il n'a été plus vrai que dans ses dernières secondes, on pourrait même dire qu'il a été illuminé par le mystère. Il est vrai que c'est une lumière dangereuse qui brille là ; elle a l'éclat fantastique et maladif d'un « soleil de minuit » qui s'élève, rouge feu, au-dessus des icebergs ; c'est une lumière septentrionale de l'âme qui, dans son grandiose unique, fait naître le frisson. Elle ne réchauffe pas, mais elle effraie : elle n'éblouit pas, elle tue. Nietzsche n'est pas entraîné vers l'abîme par le rythme obscur du sentiment, comme Hölderlin, ni par un flot de mélancolie : il est consumé par sa propre lumière, par une sorte de coup de soleil, d'un soleil suprêmement brûlant et lumineux, par une allégresse flamboyante et intolérable. L'anéantissement de Nietzsche est une sorte de mort par la lumière, une carbonisation de l'esprit par sa propre flamme.

Il y a déjà longtemps que ces clartés trop fortes font palpiter son cœur et l'embrasent ; lui-même, dans sa prescience magique, s'effraie souvent de cette abondance de lumière venue d'en haut et des sauvages jubilations de son âme. « Les intensités de mon sentiment me font frissonner et rire. » Mais rien ne peut plus endiguer ce courant extatique, cet afflux de pensées descendues du ciel comme des faucons et qui bruissent autour de lui, sonores et cliquetantes, jour et nuit, nuit et jour, heure après heure, jusqu'à ce que le sang fasse presque éclater ses tempes. Pendant la nuit le chloral le soulage, en édifiant un faible toit protecteur — le sommeil — contre l'invasion tumultueuse des visions. Mais ses nerfs sont comme de brûlants fils métalliques : tout son être devient électricité et lumière, une lumière vibrante, flamboyante et pleine de fulgurations.

Faut-il donc s'étonner que dans ce tourbillon d'inspirations si rapides, dans ce ruissellement incessant de pensées vertigineuses, il perde le contact de la terre ferme et que Nietzsche, tiraillé par tous les démons de l'esprit, ne sache plus qui il est et que lui, l'illimité, ne reconnaisse plus ses limites ? Depuis longtemps déjà (depuis qu'elle sent qu'elle obéit à la dictée de puissances supérieures et non plus à son moi), sa main redoute de mettre au bas de ses lettres son propre nom : Friedrich Nietzsche. Car le petit-fils du pasteur protestant de Naumbourg doit sentir obscurément que depuis longtemps ce n'est plus lui qui vit des choses aussi extraordinaires, mais bien un être qui n'a pas encore de nom, une puissance supérieure, un nouveau martyr de l'humanité. C'est pourquoi il ne signe plus ses derniers messages que par des noms symboliques : « Le Monstre », « Le Crucifié », « L'Antéchrist », « Dionysos », depuis qu'il sent qu'il ne fait qu'un avec les puissances supérieures à ce monde et qu'il se considère lui-même non plus comme un homme, mais comme une puissance et une mission. « Je ne suis pas un homme, je suis une dynamite. » « Je suis un événement de l'histoire universelle, qui coupe en deux l'histoire de l'humanité », s'écrie-t-il dans un accès de suprême hybris, au milieu de l'atroce silence. Tout comme Napoléon dans Moscou qui brûle, avec en face de lui l'hiver sans fin de la Russie et autour de lui les misérables débris de la plus puissante des armées, publie encore les proclamations les plus grandioses et les plus menaçantes (grandioses jusqu'à friser le ridicule), Nietzsche, dans le Kremlin en feu de son cerveau, compose impuissant, avec les débris de ses pensées, les pamphlets les plus épouvantables : il ordonne à l'empereur d'Allemagne de venir à Rome pour l'y faire fusiller ; il invite les puissances européennes à une action militaire contre l'Allemagne, qu'il veut enfermer dans un carcan de fer. Jamais une fureur plus apocalyptique n'a sévi plus sauvagement dans le vide, jamais une hybris aussi magnifique n'a poussé un esprit au-dessus de toutes les choses terrestres. Ses paroles retentissent comme des coups de marteau contre tout l'édifice mondial : il demande que le calendrier soit modifié et parte, non plus de la naissance du Christ, mais de l'apparition de son Antéchrist ; il place son image au-dessus de toutes les figures de tous les temps ; même le délire malade de Nietzsche est encore plus grand que celui de tous les autres dont l'esprit a été aveuglé ; ici aussi, comme partout, règne en lui le plus mortel excès.

Jamais créateur n'a été assailli par un flot d'inspiration comme celui qui envahit Nietzsche en ce seul automne. « Jamais il n'a été fait de travail littéraire, jamais il n'a été senti ni souffert de la sorte : seul un dieu, un Dionysos souffre ainsi » ; ces paroles qu'il prononce au début de sa folie sont terriblement vraies. Car cette petite chambre du quatrième étage et la grotte de Sils-Maria hébergent, en même temps que l'homme malade et en proie à la nervosité qu'est Friedrich Nietzsche, les pensées les plus hardies, les paroles les plus magnifiques que le siècle ait connues à son déclin : l'esprit créateur s'est réfugié sous ce toit bas et brûlé de soleil, et il répand toute sa plénitude sur un pauvre homme solitaire, sans nom, timide et perdu — infiniment plus qu'un seul humain peut en supporter. Et dans cet étroit espace, étouffé par l'immensité, le pauvre esprit terrestre, tout effrayé, vacille et chancelle sous la puissance des éclairs, des illuminations et révélations qui le fouettent. Tout comme Hölderlin dans son aveuglement spirituel, il sent qu'un dieu est au-dessus de lui, un dieu de flamme dont il est impossible de supporter le regard et dont le souffle consume... Toujours le pauvre être frissonnant se soulève pour voir son visage et les pensées s'échappent de lui avec une précipitation incohérente... Car lui qui sent, crée littérairement et souffre ces choses ineffables... n'est-il pas, n'est-il pas lui-même dieu... n'est-il pas un nouveau dieu de l'univers, depuis qu'il a tué l'autre ?... Qui est-il ?... Le Crucifié, le Dieu mort ou le Dieu vivant ?... Le Dieu de sa jeunesse, Dionysos... ou bien est-il les deux à la fois, le Dionysos crucifié ?... Ses pensées se troublent toujours davantage, le flot est trop bruyant par suite de trop de lumière... Est-ce encore de la lumière ? N'est-ce pas de la musique ? La petite chambre du quatrième de la via Alberto commence à résonner, toutes les sphères brillent et vibrent, tous les cieux sont transfigurés...