C'est ainsi, en faisant de lui arbitrairement un surhomme allemand, une figure antique de Prométhée enchaîné, que nos statuaires et peintres aiment à représenter le solitaire de l'esprit, pour le rendre plus accessible à une humanité de peu de foi que le livre de classe et la scène ont rendue incapable de comprendre le tragique autrement que drapé théâtralement. Mais le véritable tragique n'est jamais théâtral, et c'est pour cela que le vrai portrait de Nietzsche est infiniment moins pittoresque que les bustes et peintures qu'on a faits de lui.
Portrait de l'homme. La mesquine salle à manger d'une pension à six francs par jour, dans un hôtel des Alpes ou sur le rivage de la Ligurie. Des hôtes indifférents, le plus souvent de vieilles dames occupées à bavarder. La cloche a sonné trois coups pour appeler les gens à table. Sur le seuil passe, les épaules affaissées, une silhouette incertaine, légèrement voûtée : comme s'il sortait d'une caverne, Nietzsche, qui est « aveugle aux six septièmes », entre toujours d'un pas mal assuré dans un logis étranger. Il porte un costume sombre, soigneusement brossé ; la face est également sombre, avec les cheveux broussailleux, bruns, ondulés. Sombres sont aussi les yeux derrière les épaisses lunettes de malade, extraordinairement bombées. Doucement et même timidement, il s'approche, enveloppé d'un mutisme anormal. On sent là un homme vivant dans l'ombre, au-delà de toute société et de toute conversation, craignant tout bruit avec une anxiété presque neurasthénique : poliment, avec une courtoisie pleine de distinction, il salue les autres et poliment, avec une aimable indifférence, les autres rendent son salut au professeur allemand. Avec la précaution d'un myope, il s'avance vers la table ; avec la précaution d'un homme à l'estomac sensible, il examine tous les plats, pour voir, par exemple, si le thé n'est pas trop fort, si les mets ne sont pas trop épicés, car les erreurs de nourriture irritent ses intestins fragiles et toute faute commise dans son alimentation bouleverse des journées entières ses nerfs frémissants. Pas un verre de vin, pas un verre de bière, pas d'alcool, pas de café devant lui, pas de cigare, pas de cigarette après le repas ; rien de ce qui stimule, rafraîchit ou détend ; seul un repas bref et maigre, et une petite conversation urbaine, superficielle, à voix basse avec un voisin d'occasion — il parle comme un homme qui en a perdu l'habitude depuis des années et qui redoute qu'on ne lui pose trop de questions. Puis il remonte dans sa petite chambre garnie, étroite, mesquine, froidement meublée, la table pleine d'innombrables feuilles, notes, écrits et épreuves ; mais pas une fleur, pas un ornement, à peine un livre et rarement une lettre. Là-bas, dans le coin, une lourde et grossière malle de bois, son unique avoir, avec ses deux chemises et un costume de rechange (à part cela, rien que des livres et des manuscrits). Sur une étagère, d'innombrables bouteilles, flacons et mixtures : contre les maux de tête qui, pendant des heures, le rendent fou, contre les crampes d'estomac, les vomissements spasmodiques, la paresse intestinale et, surtout, les terribles médicaments contre l'insomnie — chloral et véronal. Un épouvantable arsenal de poisons et de drogues — les seuls secours qu'il ait dans ce silence vide de chambre étrangère, où il ne trouve d'autre repos qu'un court sommeil obtenu artificiellement.
Engoncé dans son manteau, enveloppé d'un châle de laine (car le poêle misérable fume, sans donner de chaleur), les doigts gourds, ses doubles lunettes raclant le papier, il forme de sa main hâtive pendant des heures des mots que l'œil trouble peut à peine déchiffrer. Pendant des heures, il écrit ainsi jusqu'à ce que les yeux lui brûlent et larmoient : si quelque personne secourable a pitié de lui et lui prête sa main pour écrire, pendant une heure ou deux, c'est là un des rares bonheurs de sa vie. Lorsqu'il fait beau, le solitaire sort, toujours seul — toujours seul avec ses pensées : jamais un salut en route, jamais un compagnon, jamais une rencontre. Le temps sombre, qu'il hait, la pluie, la neige, qui lui fait mal aux yeux, le retiennent impitoyablement prisonnier dans sa chambre : jamais il ne descend vers les autres, vers les humains. Le soir, quelques biscuits, une tasse de thé léger et aussitôt de nouveau la longue, l'infinie solitude avec ses pensées. Pendant des heures et des heures, il veille encore auprès de la lampe à la flamme vacillante et fumeuse, sans que ses nerfs ardemment tendus se relâchent dans une douce lassitude. Alors sa main happe le chloral, un soporifique quelconque, et puis, enfin, il obtient ainsi par violence le sommeil fait pour les autres — pour les gens qui ne pensent pas, que le démon ne harcèle pas.
Parfois il reste au lit des jours entiers. Des vomissements et des crampes jusqu'à en perdre connaissance, les tempes sciées de douleur, presque aveugle. Et personne à ses côtés, pas une main tendue, personne pour déposer une compresse sur le front brûlant, personne pour lui faire la lecture, pour causer, pour mêler son rire au sien.
Et cette chambre garnie est partout la même. Les villes changent souvent de nom, elles s'appellent tantôt Sorrente et tantôt Turin, tantôt Venise, tantôt Nice, tantôt Marienbad, mais la chambre garnie reste toujours la même, toujours la chambre de location, la chambre étrangère et ses meubles froids, vieux, délabrés ; et avec la table de travail et le lit de souffrances, l'infinie solitude. Jamais, pendant toutes ses longues années nomades, un allègre repos dans un milieu gai et amical ; jamais, la nuit, le corps nu et chaud d'une femme près du sien, jamais une aurore de gloire après les mille nuits noires et silencieuses de travail. Oh ! combien la solitude de Nietzsche est plus vaste, infiniment plus vaste que le pittoresque haut plateau de Sils-Maria, où les touristes à présent se plaisent entre lunch et dîner à faire le tour de son domaine : sa solitude recouvre le monde et dépasse les bornes de sa vie.
De temps en temps, une visite, un étranger, quelqu'un qui vient le voir. Mais la croûte déjà durcie protège solidement le noyau sensible, avide de contacts : le solitaire respire, soulagé, lorsque l'étranger le laisse à sa solitude. Au bout de quinze ans, il n'y a plus du tout chez lui de sociabilité.
La conversation fatigue, épuise, irrite celui qui se dévore lui-même et qui, pourtant, n'est affamé que de soi. Parfois, très brièvement, brille un petit rayon de bonheur : il s'appelle « musique » — une représentation de Carmen, dans un mauvais théâtre de Nice, quelques airs dans un concert, une heure au piano. Mais cela aussi lui fait mal et « l'émeut jusqu'aux larmes ».
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